Acheter au son du canon?

Thomas Planell, DNCA Invest

3 minutes de lecture

Les tensions énergétiques sont telles qu'elles pourraient coûter un point de PER au marché européen.

L’impact relatif des guerres sur les marchés actions

De 1941 (Pearl Harbor) à 2003 (Guerre en Irak), les marchés actions ont plutôt bien résisté aux conflits militaires. Ils sont même en performance positive, dans la majorité des cas, dans les 90 jours qui succèdent aux premiers coups de canon. Au-delà, l'espérance mathématique de gain augmente: entre six mois et un an, ils sont plus de deux fois sur trois en hausse. Quelques exemples: un an après Pearl Harbor, le S&P500 effaçait ses pertes; +9% un mois après le début de la crise des missiles de Cuba en 1962, l'indice s'adjugeait 9% puis 32% au bout d'un an sans que la menace de guerre nucléaire ne disparaisse vraiment; +5,6% dans le mois qui suit l'invasion soviétique de l'Afghanistan, succédant à une belle année boursière malgré la crise des otages en Iran (+24%); +10% un an après l'invasion du Koweït par l'Iraq, +33% un an après la guerre du Golfe, +10% un an après le coup de Gorbatchev, +28% un an après l'offensive américaine en Iraq en 2003.

Bref, en dehors des crises concomitantes ou directement génératrices d'une récession, comme la crise du Canal de Suez en 1956, l'embargo pétrolier de 1973 et les attentats du 11 septembre 2001 survenus en plein choc économique, le vieil adage boursier a donc tendance à se vérifier. Ce fut également le cas en 2014: les marchés se sont peu émus de l'annexion de la Crimée par la Russie. Les sociétés occidentales sont assez peu exposées à ce marché dominé par les partenaires commerciaux locaux. Les plus sanctionnées ont été celles, assez peu nombreuses, dont les activités situées en Russie auraient pu indirectement pâtir des sanctions à l'égard de la Fédération. Mais finalement, un mois après le début d'une annexion sans résistance ni effusion de sang, le DAX ne cédait plus que 2% et le Stoxx 600 Europe 1%, les valeurs pétrolières ne surperformant que très légèrement le reste de la cote.

S'il fournit 35% de la demande européenne, le gaz livré à l'ouest génère des recettes vitales pour la Fédération de Russie.
L’importance du facteur énergétique

Les marchés pourraient cependant être plus sensibles à une escalade militaire en Ukraine qu'en 2014. La situation énergétique en Europe est, en effet, particulièrement tendue depuis plusieurs mois. Une fermeture des vannes ukrainiennes pourrait aboutir à une augmentation supplémentaire de 10 à 20% des prix du gaz qui culminent déjà. Cela pourrait coûter 15 à 20 points de base à la croissance économique de la zone euro, dû à l'effet des prix de l'énergie sur la consommation des ménages et des risques de rupture d'approvisionnement de l'industrie combinées aux ralentissements des cadences de production. Par ailleurs, en réponse aux sanctions européennes sur Nord Stream 2, la Russie pourrait également choisir de peser plus durablement sur l'approvisionnement du continent ce qui pourrait aggraver ce pronostic, notamment pour l'Allemagne. De plus, l'indice DAX, dépourvu de pétrolières et dans lequel les secteurs de la chimie ou des biens et services industriels très énergivores sont fortement représentés, pourrait être l'indice le plus fragile.

S'il fournit 35% de la demande européenne, le gaz livré à l'ouest génère des recettes vitales pour la Fédération de Russie. Comme le disait l’ex Premier Ministre Igor Shuvalov au G8 de Saint Pétersbourg en 2006 «finalement nous – les Russes – sommes plus dépendants que vous – les Européens – à ces échanges». D'ailleurs, depuis l'opération Barbarossa de 1941, la Russie n'a jamais durablement cessé d'exporter vers l'Occident. Si l'on écarte le scénario difficile à quantifier d'une guerre ouverte Otan-Russie, le principal risque posé par une invasion russe pour l'Europe est donc celui d'une remise en question temporaire de sa sécurité énergétique. Ce risque d'instabilité des approvisionnements pourrait donc faire peser sur les actions européennes une prime de risque supérieure à celle de 2014, au moment de l'annexion de la Crimée. A l'époque, selon Goldman Sachs, le rendement supplémentaire exigé par les investisseurs internationaux s'était très modestement renchéri (+14 points de base seulement). Cette fois-ci, la banque américaine pense que les tensions énergétiques sont telles qu'elles pourraient couter un point de PER au marché européen. Le MSCI Europe dont la valorisation s'est dégonflée depuis janvier 2021 passerait ainsi de 14,5 à 13,5 fois les bénéfices des douze prochains mois. Cela correspondrait à un rendement bénéficiaire comptable de 7,4% pour l'investisseur optimiste qui se tiendrait prêt à investir au son du canon.

L’espoir d’une porte de sortie

Bien sûr, cette crise revêt des caractéristiques uniques pouvant laisser penser que «cette fois, c'est différent». Outre les tensions énergétiques, le contexte politique diffère de 2014 et crée un engrenage préoccupant.  Exacerbées par Trump depuis 2016, les tensions sino-américaines en mer de Chine contraignent Biden à adresser un message fort à Xi Jinping en se montrant intraitable avec Poutine. Ce dernier, qui rumine depuis plus de 15 ans le projet de prendre sa revanche sur les velléités subversives de l'Ukraine, fait de l'antagonisme avec l'Ouest le fer de lance de sa doctrine de «démocratie souveraine». Mais il existe encore des portes de sortie à ce conflit. Et bien que le nombre d’opportunités diplomatiques s’amenuise de jour en jour, des leviers de négociations sont actionnables, et chaque jour qui passe accroît le coût humain d'une offensive de l'armée russe face aux 200’000 personnels réguliers de l’Ukraine, équipés depuis janvier de matériel américain et européen.

A lire aussi...