Epoque de floraison? – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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L’évolution des marchés une fois la manne monétaire tarie est incertaine. Nous étudions les facteurs que les investisseurs doivent prendre en compte.

«Le printemps apporte la croissance tant que les racines sont saines.» Cette phrase prononcée par Peter Sellers dans son rôle de jardinier naïf dans le film Bienvenue Mister Chance (1979) s’est transformée en adage il y a longtemps. Le printemps commence demain. Alors que la nature n’est pas encore épargnée par le gel, les forces se sont déjà déchaînées dans l’économie, sous l’effet des cornes d’abondance gouvernementales de l’année dernière. La lutte entre la relance et l’inflation rappelle la guerre des Titans. Néanmoins, tandis que l’issue de ce mythe grec est connue, l’évolution des marchés une fois la manne monétaire tarie est incertaine. Nous étudions les facteurs que les investisseurs doivent prendre en compte.

1. Croissance: éveil du printemps en Suisse

Dans le «Moniteur Suisse»1 du première trimestre 2021, mes collègues estiment que la perte totale de bien-être économique liée aux mesures de confinement en Suisse se chiffre à 57 milliards de francs, soit 8% du PIB helvétique de 2019. Que ce soit une coïncidence ou non, l’économie aborde un nouveau chapitre en ce début de printemps, c’est ce que laissent penser notamment les vigoureux plans de relance budgétaire, l’assouplissement imminent des restrictions sanitaires et les volumes de liquidités quasiment inédits sur les marchés financiers et dans le secteur privé.

C’est ainsi que les ménages helvétiques ont économisé en moyenne 880 francs pendant le deuxième confinement. La masse monétaire suisse M1 a augmenté de 9% l’année dernière: il n’y a jamais eu autant d’argent dans notre pays auparavant. Pourtant, estimée à 0,3% pour 2021, l’inflation y reste la plus faible des États industrialisés (hormis le Japon). Qui plus est, les ménages suisses ont accumulé depuis 2015 des actifs financiers nets à hauteur de 268 milliards de francs, dont la majeure partie (235 milliards) ont été investis dans des plans de prévoyance et de placements collectifs. Ce taux d’épargne élevé renforce la résilience de l’ensemble de l’économie (voir graphique 1).

Les dépôts bancaires des ménages ont également augmenté depuis le début des mesures de confinement en raison du versement d’indemnités gouvernementales et de l’épargne «forcée» liée à l’impossibilité de consommer. Le graphique 2 montre que ces dépôts ont sextuplé, passant de 500 à 3000 milliards de dollars aux États-Unis. Ils ont fortement augmenté en Suisse également, comme l’illustre le graphique 1.

Comment l’économie tirera-t-elle profit de cette épargne record? Mes collègues estiment que le secteur de la restauration aura besoin de 14 semaines, celui du sport et du divertissement de quelque huit semaines et celui de la vente au détail de produits non alimentaires de seulement deux semaines pour compenser en partie, grâce au rattrapage de consommation, les pertes liées à une semaine de fermeture. Par ailleurs, la reprise de l’économie mondiale apportera un soutien supplémentaire. Au deuxième trimestre par exemple, les exportations suisses pourraient augmenter d’environ 15% par rapport au même trimestre de 2020. En outre, la faiblesse actuelle du franc permet à la Banque nationale suisse de réduire ses interventions sur le marché des changes, lesquelles sont suivies avec suspicion par la communauté internationale. En résumé: selon mes collègues, l’économie helvétique devrait enregistrer une croissance de quelque 9% au deuxième trimestre en glissement annuel, un éveil du printemps totalement inédit. Sur l’ensemble de 2021, elle est susceptible de progresser de 3,5% tandis que les rendements du marché des capitaux et le taux d’intérêt directeur resteront probablement négatifs: la prévision à 12 mois est de -0,75% pour le taux directeur et de -0,2% pour le taux d’intérêt des obligations d’État à 10 ans.

Voici un aperçu de nos principales prévisions pour la Suisse et l’économie mondiale.

2. Marchés des capitaux: la guerre des Titans?

Tandis qu’un vent de printemps souffle sur l’économie mondiale, les espoirs et les craintes s’affrontent sur les marchés des capitaux, à l’instar des Titans en lutte contre les dieux de l’Olympe dans la mythologie grecque. Reste à savoir qui paiera la facture de l’ensemble des mesures de relance. Quels en seront les effets et quels en seront les dommages collatéraux? L’injection massive d’argent ne provoquera-t-elle qu’un boom de la consommation (inflationniste)? Ou bien induira-t-elle une reprise durable?

Le récit de la mythologie grecque est bien connu: les Titans, la dynastie de dieux la plus ancienne, affrontent les dieux de l’Olympe (plus proches des humains). Après onze ans de guerre et de grands sacrifices, les trois frères olympiens Zeus, Hadès et Poséidon triomphent des Titans. Mais les dommages collatéraux de ce conflit sont considérables, et le suspense augmente à chaque chapitre. Et aujourd’hui? Espérons que l’oeuvre magistrale du peintre Cornelis van Haarlem, représentant de l’«Âge d’or» des Pays-Bas, ne nous donne pas un avant-goût d’une éventuelle lutte entre la relance et l’inflation.

Examinons donc la situation actuelle en ce qui concerne l’inflation et la relance.

Inflation stable? Ce que les attentes peuvent générer

Le graphique 4 montre que l’inflation dans les pays industrialisés s’est installée durablement à un niveau bas ces dernières décennies. C’est la forte influence des attentes qui est à l’oeuvre ici. Parallèlement, la comparaison avec les marchés émergents montre que les attentes peuvent être ébranlées, surtout lorsque le souvenir de périodes instables est encore très présent.

La secrétaire au Trésor américain et ancienne présidente de la Réserve fédérale (Fed), Janet Yellen, a récemment souligné avec insistance qu’elle considérait les risques d’inflation comme étant «temporaires». À son avis, un retour aux niveaux des années 1970 est «absolument improbable». À l’époque, l’abandon par Nixon de la convertibilité du dollar en or, deux chocs pétroliers et l’indexation du renchérissement avaient entraîné une spirale inflationniste de dix ans. «Mais depuis lors», selon Janet Yellen, «nos attentes en matière d’inflation ont été très stables et la banque centrale a appris à gérer le renchérissement.»2 Les faits lui ont donné raison – jusqu’à présent.

La monétisation de la dette publique pourrait-elle «changer la donne»?

Si la hausse actuelle des prix des semi-conducteurs, des conteneurs et des matières premières semble être temporaire, les sceptiques mettent en garde contre un soi-disant manque de prudence, considérant le financement des déficits publics comme une monétisation risquée de la dette, qui compromet l’indépendance de la politique monétaire. Néanmoins, la Banque nationale suisse a multiplié par dix la somme de son bilan depuis 2007, la faisant évoluer de quelque 100 milliards à 1000 milliards de francs environ. Rapporté au PIB, ce montant dépasse celui de toutes les autres grandes banques centrales, mais sans augmentation de l’inflation en Suisse.

La récente hausse des rendements du marché des capitaux américain a effrayé la Banque centrale européenne (BCE). Sa présidente, Christine Lagarde, s’est inquiétée la semaine dernière de la hausse des taux d’intérêt qui en résultait dans la zone euro et a annoncé que la BCE allait, par précaution, «augmenter significativement» ses achats d’obligations d’État3. C’est avec de tels achats qu’elle a relevé son bilan de 2400 milliards d’euros depuis le début de 2020, le faisant passer de 4700 à 7100 milliards d’euros. À la question de savoir si la BCE ne cherchait pas ainsi à exercer un contrôle indirect sur les rendements des marchés financiers, Christine Lagarde a répondu: «Nous ne contrôlons pas la courbe des taux». Faut-il s’y fier? Ou plutôt envisager la chose sous l’angle: «Qui s’excuse s’accuse»? Nous verrons. La présidente de la BCE a ensuite encouragé les États de la zone euro à intensifier leurs mesures de relance budgétaire et à émettre des obligations communes pour compenser les retombées des mesures de confinement.

Aux États-Unis, les plans de relance de 2020 ont laissé un déficit budgétaire de 3600 milliards de dollars. Parallèlement, la Fed a acheté des bons du Trésor pour un montant de 2400 milliards de dollars (voir graphique 5). Et ce ne sont probablement pas les derniers achats cette année.

L’augmentation de la masse monétaire peut-elle générer de l’inflation?

Jusqu’à présent, l’augmentation continue de la masse monétaire n’a pas généré d’inflation significative, ni en Suisse ni dans d’autres pays industrialisés. Mais les sceptiques préviennent que les choses seront différentes cette fois-ci. Aux États-Unis en particulier, la masse monétaire M2 s’est élevée de 4000 milliards de dollars en 2020 (voir graphique 6), un record! Et ce n’est pas fini: des chèques de 1400 dollars seront bientôt envoyés par la poste à la plupart des Américains, une initiative qui, avec d’autres mesures de relance budgétaire, coûtera également près de 2000 milliards de dollars. À l’automne, le programme «Build back better» et le «Green New Deal» prévoient un renouvellement des infrastructures nationales pour un montant de 2000 milliards de dollars supplémentaires. Selon les données du Bureau of Economic Analysis, cela représente environ 15% des actifs d’infrastructure publique non militaire aux États-Unis.

La manière exacte dont l’économie ainsi stimulée reprendra pied un jour fait l’objet de débats. Il s’agit d’une expérience d’une ampleur colossale, qui requiert également du courage. Néanmoins, tandis que les sceptiques accusent les responsables américains de se comporter selon la devise «Après moi le déluge», Janet Yellen et le président de la Fed, Jerome Powell, ripostent à l’unisson. Comme eux, les principaux dirigeants d’Europe et du Japon sont convaincus de la nécessité d’opérer la relance budgétaire par le biais de la politique monétaire. Après tout, ils se savent soutenus par les facteurs à l’origine des niveaux historiquement bas de l’inflation.

L’ambiance est au champagne sur les marchés des capitaux

L’année dernière, les entreprises ont levé plus de fonds sur les marchés des capitaux qu’elles ne l’avaient jamais fait. Alors que le coût du capital est devenu négatif pour de nombreuses obligations d’État, les entreprises ont profité de la situation pour remplacer leurs anciennes dettes par des capitaux frais et bon marché. De même, les émissions d’actions, très lucratives, ont triplé. Pas étonnant que les banquiers d’investissement particulièrement sollicités soient d’humeur à déboucher le champagne, une ambiance qui rappelle un peu les «années folles».

Cette frénésie d’émissions est-elle un bon ou un mauvais signe pour les investisseurs? Probablement les deux, car malgré l’ambiance parfois euphorique, les portefeuilles institutionnels doivent encore fortement étoffer leur part d’actions. En outre, la pandémie a suscité l’émergence de nouveaux domaines d’activité dans les secteurs de la technologie, de la médecine et de la logistique, lesquels peuvent désormais lever des capitaux de croissance sur les marchés, et ce à juste titre. Enfin, la frénésie des émissions occulte le déclin tout aussi disruptif des «perdants», à savoir le tourisme, le sport et la culture. Ce contexte me fait penser au célèbre air de l’«Opéra de quat’sous» écrit par Bertolt Brecht en 1928, à la fin des «années folles»:

«Car certains sont dans l’ombre,
Et d’autres sont dans la lumière.
On voit ceux qui sont dans la lumière,
Mais pas ceux qui sont dans l’ombre.»

3. Placements en actions: en dépit des prophètes de malheur…

Bien qu’une nouvelle hausse des rendements du marché des capitaux américain vers les 2% soit probable, les actions restent globalement le placement le plus attractif, et ce malgré tous les prophètes de malheur. Le vieil adage «Sell in May and go away» (vendre en mai et s’en aller) ne gagne pas en véracité à force d’être répété, et il ne vaut rien en tant que stratégie d’investissement.

Néanmoins, nous conseillons de prendre des bénéfices modérés: c’est ce que nous avons fait avec prudence sur les marchés émergents, ramenant ainsi la pondération des actions au niveau de l’indice de référence. Parallèlement à la hausse des rendements des marchés des capitaux, l’accélération de la dynamique conjoncturelle devrait soutenir les valeurs financières. Les grandes rotations opérées au profit de la durabilité, des titres de valeur et des Supertrends sont des évolutions structurelles dont les investisseurs devraient tenir compte dans leur stratégie. Tant que les taux d’intérêt américains afficheront un potentiel de hausse supérieur à celui des taux européens et japonais, le dollar américain devrait faire l’objet d’une plus large demande. Le rallye des matières premières ne semble pas encore terminé, et les prix de l’immobilier résidentiel ainsi que l’activité de construction sont également soutenus par le cycle.4

 

2 «To get a sustained high inflation like we had in the 1970s, I absolutely don’t expect that. We have had very well-anchored inflation expectations and a Federal Reserve that’s learned about how to manage inflation. So, I don’t think it’s a significant risk. And if it materializes, we will certainly monitor for it. But we have tools to address it.» sur ABC News (14. März 2021): 'This Week' Transcript 3-14-21: Speaker Nancy Pelosi, Sen. John Barrasso, Treasury Secretary Janet Yellen
4 Dans la mesure où ces documents contiennent des déclarations sur l’avenir, ces déclarations sont prospectives et sont soumises à un certain nombre de risques et d’incertitudes et ne constituent pas une garantie de résultats futurs.

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