Élections européennes et enjeux politiques nationaux

Bruno Cavalier, ODDO BHF

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Les élections européennes devraient conforter deux tendances lourdes observées sur le continent.

Le Parlement européen à Bruxelles. ©Keystone

Primo, la fragmentation de l’offre politique. Pour la première fois, l’alliance des sociaux-démocrates et des conservateurs n’atteindra pas la majorité. Il leur faudra s’allier aux libéraux – très europhiles – dont l’influence va grandir. Secundo, la montée des partis eurosceptiques. Leur union serait inquiétante, leur donnant une grande capacité de nuisance, mais elle est improbable dans la durée. Ces élections auront peut-être aussi le mérite de décanter la situation politique britannique.

Point de départ du mercato sur les postes-clés

Les élections au Parlement européen (PE) se tiendront du 23 au 26 mai, pour une première session le 2 juillet. Dans une note précédente, nous avions insisté sur un résultat qu’on peut déjà tenir pour certain : le duopole formé par le centre droit (EPP) et les sociaux-démocrates (S&D) ne va plus dominer le Parlement comme c’était le cas depuis 1979. C’est le reflet d’une fragmentation politique accentuée dans la plupart des pays européens.

Le centre-droit (EPP) restera le premier parti du PE,
mais avec le plus faible poids de son histoire.

Ce duopole totalisait 54% des sièges en 2014, il avait même atteint un pic à 66% en 1999. Si les groupes politiques du PE restent ce qu’ils sont, on lui prédit d’en obtenir 43% en 2019. Si les groupes politiques se redessinent, par exemple avec la formation d’un nouveau groupe de libéraux intégrant les députés LREM en France, voire les députés PD en Italie, il pourrait même tomber à 38%. Au vu des projections de sièges par pays et partis tirées des derniers sondages, le tableau ci-dessous donne la configuration du prochain Parlement dans ces deux hypothèses (voir annexe en bas de page).

Ce tableau tient compte de la présence des députés du Royaume-Uni. Tant que ce pays n’a pas officiellement quitté l’UE, ses citoyens ont le droit d’être représentés au PE. En pratique, le plus gros bataillon d’élus viendra du nouveau parti eurosceptique de Nigel Farage. L’Europe est critiquable mais elle paye bien (8800€ de salaire mensuel pour un député, avec ou sans travail, et des droits assez généreux à la retraite).

Remarques générales

Le faible taux de participation aux élections européennes par rapport aux élections locales affecte la fiabilité des sondages, mais malgré de possibles surprises, trois résultats paraissent acquis.

  • Le centre-droit (EPP) restera le premier parti du PE, mais avec le plus faible poids de son histoire, sans doute inférieur à 25%. Dans ces conditions, son «droit» implicite mais non-écrit à obtenir la présidence de la Commission européenne via le système des Spitzenkandidaten n’est pas assuré. Au sein du Conseil des chefs d’État et de gouvernement, la bataille entre les tenants de ce système (Allemagne, Autriche) et ses adversaires (France) a déjà commencé.
  • Pour contrôler le Parlement, il faudra constituer une «grande coalition». Deux options sont envisageables au plan arithmétique et politique : une alliance du duopole EPP/S&D avec les libéraux (cas le plus probable) ou une alliance avec les écologistes (groupe très hétérogène). Il n’est pas rare que le «faiseur de roi» soit le plus petit des membres de la coalition, auquel cas cela donnerait un poids décisif à Emmanuel Macron.
  • Les partis eurosceptiques vont connaître une forte progression en sièges, mais seront loin de la majorité. En supposant qu’ils créent un groupe uni – ce qui n’a jamais été le cas – et qu’ils maintiennent cette unité, ils auront une capacité de perturbation des travaux du PE. S’ils avaient un tiers des députés, ce risque serait élevé ; notre projection les place en deçà de ce niveau. Toutefois, leur présence nombreuse pourrait aussi avoir comme effet inattendu de pousser les formations politiques europhiles à s’entendre. Par ailleurs, comme la progression de ces partis est en partie le résultat du rejet de certains choix en matière de politique budgétaire ou de sécurité, il est possible qu’ils influencent de manière indirecte la conduite des affaires européennes. A titre d’exemple, on pourrait imaginer que les règles budgétaires soient sinon abolies (c’est le voeu d’un parti comme La Lega en Italie), en tout cas appliquées avec plus de discernement à l’avenir.
Sélection pour les postes-clés

L’élection du PE marque le début d’une séquence, sur quelques mois, pour choisir les remplaçants des présidents actuels du Conseil (Donald Tusk), de la Commission (Jean-Claude Juncker), de la BCE (Mario Draghi), sans oublier la présidence du PE (Antonio Tajani) et le Haut Représentant pour la politique extérieure (Federica Mogherini). Une réunion exceptionnelle du Conseil est convoquée pour le 28 mai, soit un délai très court après le vote, pour entamer, voire conclure, le processus de nomination à la tête de la Commission. Ce choix sera sans doute mêlé à celui des autres postes cités. Les critères de coloration politique, de nationalités, d’équilibre hommes-femmes, d’équilibre petits pays-grands pays, voire d’équilibre nord-sud et est-ouest, rendent la prédiction assez ardue. Avec le recul, on a su que la nomination de José Manuel Barroso à la tête de la Commission en 2004 avait été le résultat d’un coup de billard à plusieurs bandes.

Jens Weidmann a plus de défauts que de qualités
pour occuper la présidence de la BCE.

Au plan politique, la principale décision est le choix du chef de la Commission ; au plan économique et financier, c’est le choix du président de la BCE. À ce jour, tous ceux qui ont dirigés la BCE (Wim Duisenberg, Jean-Claude Trichet, Mario Draghi) avaient été préalablement président de banque centrale dans leur pays d’origine. Si ce critère prévaut, cela donnerait un avantage à Jens Weidmann (Bundesbank), François Villeroy de Galhau (Banque de France) et Erkki Liikanen (Finlande) sur d’autres noms souvent cités, comme Benoît Coeuré (France), Olli Rehn (Finlande) ou Christine Lagarde (France). Nous avons déjà dit que Jens Weidmann a, selon nous, plus de défauts que de qualités pour occuper cette fonction mais dès lors que le choix se teinte de considérations politiques, ses chances sont loin d’être nulles. S’il était choisi, cela ne manquerait pas de causer de grandes interrogations sur les marchés de capitaux concernant l’engagement de la BCE à maintenir une politique accommodante et flexible.

Implications nationales 

Pour une majorité d’électeurs, les enjeux européens sont secondaires face aux problèmes nationaux. Les élections au PE sont ainsi l’occasion de tester en conditions réelles les grands équilibres politiques locaux, même si ce test, du fait de la forte abstention, n’est pas infaillible. On passe ici en revue la situation des principaux pays.

  • Allemagne – La dernière élection fédérale a eu lieu en septembre 2017. Depuis lors, deux choses importantes ont eu lieu. À droite, Angela Merkel a dû céder la direction de la CDU à Annegret Kramp-Karrenbauer, qui fait figure de favorite pour lui succéder à la Chancellerie. Les sondages accordent à la CDU/CSU un score sensiblement comparable aux élections de 2017 (c’était alors un résultat décevant). À gauche, les rapports de force ont changé : les socialistes sont en recul, pénalisés par leur participation minoritaire à la GroKo, les écologistes sont en hausse, au point de grignoter même sur les libéraux. Les Verts sont partis pour devenir le deuxième parti d’Allemagne avec 19% des voix, quelques points au-dessus du SPD. Quant à l’AfD à l’extrême-droite, les sondages ne montrent pas de changement significatif avec un score estimé entre 10% et 15% (vs 12,6% en 2017). L’ascension de ce parti a clairement marqué le pas.
  • France – Les sondages mettent les partis d’Emmanuel Macron (LREM) et de Marine Le Pen (RN) au coude à coude avec un peu plus de 20% des intentions de vote (l’écart est minime et dernièrement il était à l’avantage de RN), bien devant les autres listes qui sont au nombre de… 34 ! Si le RN arrive en tête, ce sera une défaite symbolique pour le président français, mais ce ne serait pas un choc majeur puisque le RN (ex-FN) avait déjà eu la première place en 2014. À l’époque, le parti de Le Pen avait même atteint 25% des voix. Le RN confirmera sa position de premier parti d’opposition – ce qui est d’ailleurs une situation avantageuse pour Macron – mais il n’est pas sur une trajectoire franchement ascendante. Le parti de Macron, qui n’existait pas il y a cinq ans, aura l’occasion de renforcer son influence à l’échelon européen. Pour le reste, le centre-droit (LR), après sa cuisante défaite aux élections présidentielles de 2017, joue sa capacité à être de nouveau considéré comme une alternative crédible de gouvernement (ce que le RN n’est pas du tout). À gauche, la fragmentation est massive. L’extrême-gauche, que Jean-Luc Mélenchon avait porté très haut en 2017 (près de 20% des voix) est retombée au voisinage de 10%. Les socialistes ne sont pas certains de franchir le seuil des 5% des voix indispensables pour obtenir des élus.
Dans le mercato politique des postes-clés,
l’Italie est le pays qui perd le plus puisqu’il occupait 3 des 5 postes en jeu.
  • Italie – Depuis l’élection législative de mars 2018, le vent a largement tourné en faveur de la Ligue et au détriment du M5S. Le parti de Matteo Salvini pourrait monter de 17% vers 30% des voix, celui de Luigi Di Maio baisser de 33% à moins de 25%. (Les sondages italiens ne sont pas les plus fiables qui soient et l’électorat s’est souvent montré très mobile ces dernières années). L’élection au PE est censée renforcer la place de Salvini comme principal opposant à l’UE, mais c’est une position qu’aspirent aussi à occuper Marine Le Pen ou Viktor Orban. Une victoire (symbolique) ne lui donnera pas une influence majeure en Europe. Notons en passant que dans le mercato politique des postes-clés, l’Italie est le pays qui perd le plus puisqu’il occupait trois des cinq postes en jeu. Il est parfois évoqué des élections anticipées que tenterait de provoquer Salvini en cas de fort déplacement des forces au sein de la coalition Ligue-M5S. La possibilité n’est pas nulle, mais il reste à démontrer que c’est véritablement l’intérêt de Salvini d’une part, et que le président de la République y soit favorable d’autre part.
  • Espagne – Quelques semaines après l’élection législative (qui a abouti à un parlement éclaté), l’état des forces politiques ne devrait pas être bouleversé. Le cas de l’Espagne est intéressant en ce que la montée du parti Vox, souvent présenté comme populiste, ne reflète pas une hausse du sentiment anti-européen.
  • Royaume-Uni – Cette élection est en soi une farce, dans un pays qui a fait le choix de quitter l’UE. Elle a lieu parce que la classe politique britannique s’est trouvée tétanisée au moment de se lancer dans un no-deal Brexit. Nigel Farage a sauté sur l’occasion pour lancer le Brexit Party, auquel certains sondages accordent jusqu’à un tiers des voix. Les grands perdants annoncés sont les deux grands partis, conservateur (moins de 15%) et travailliste (moins de 205%). Les intentions de vote pour les partis favorables au maintien dans l’UE sont en progression mais elles sont éclatées sur diverses formations (LibDem, Greens, Change UK, SNP). Une cinglante défaite des Tories pourrait précipiter les manoeuvres en vue de se débarrasser de Theresa May. Mais que les Tories s’entendent pour désigner un nouveau Premier ministre, ou qu’il y ait de nouvelles élections, cela ne fait guère avancer le dossier du Brexit. Rien ne laisse à penser que le nouveau Parlement et la nouvelle Commission auront des vues différentes dans la négociation du Brexit. Une nouvelle extension au-delà du 31 octobre prochain n’a rien d’acquise.
Les blocs politiques au Parlement européen

Les membres du Parlement européen se réunissent dans diverses formations politiques. Les sept principales sont:

  1. EPP (European’s People Party) – Il est formé des partis de la droite conservatrice (à l’exclusion des Tories britanniques), par exemple CDU/CSU en Allemagne, LR en France, Forza Italia en Italie, PP en Espagne.
  2. S&D (Progressive Alliance of Socialists and Democrats) – Ce sont les partis de centre-gauche, comme le SPD en Allemagne, le PS en France, le PD en Italie, le PSOE en Espagne.
  3. ALDE (Alliance of Liberals and Democrats for Europe) – C’est historiquement la force politique la plus favorable à une poursuite de l’intégration européenne. C’est là que siègent le FDP allemand ou le MODEM français. Une alliance avec le parti d’Emmanuel Macron, qui n’existait pas il y a cinq ans, paraît en bonne voie.
  4. Greens-EFA (Greens/European Free Alliance) – C’est la réunion d’élus écologistes, ainsi que des partis régionalistes.
  5. ECR (European Conservatives and Reformists) – Cela regroupe surtout les partis de droite opposés à de nouvelles avancées fédérales. C’est là que siègent les députés Tories. L’autre grand parti dans ce groupe est le PiS polonais.
  6. GUE-NGL (European United Left/Nordic Green Left) – C’est la coalition d’extrême-gauche, rassemblant la plupart des anciens partis communistes. Se trouvent là par exemple Die Linke en Allemagne, la France insoumise en France, Syriza en Grèce.
  7. Le reste réunit principalement deux groupes «eurosceptiques», séparés souvent pour des conflits de personnes plus que pour des raisons idéologiques, à savoir EFDD (Europe of Freedom and Direct Democracy) et ENF (Europe of Nations and Freedom). L’ENF comprend par exemple le RN français et la Lega italienne.

Dans le tableau on examine deux hypothèses. L’une est la reconduction à l’identique de ces différents groupes. L’autre envisage un réalignement de certains partis : les députés de LREM en France (nouveau parti), du PD en Italie, du VVD aux Pays-Bas, de Romania Alliance 2020 en Roumanie rejoindraient un groupe ALDE étendu. Quant au Fidesz en Hongrie, il quitterait l’EPP ou en serait exclu pour rejoindre l’ECR.

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