Une approche de la dette privée locale et souveraine

Anne Barrat

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Pour Rafael Torres, Muzinich & Co, l’engouement des PME et des investisseurs pour la dette privée durera aussi longtemps que les règles du jeu seront respectées.

Le marché mondial de la dette privée a plus que doublé depuis 2015 pour dépasser les mille milliards de dollars en 2021, talonnant le marché des prêts institutionnels selon Moody’s. Cette montée en puissance reflète la rencontre d’un besoin des entreprises, d’un appétit des investisseurs et des caractéristiques d’une solution plus flexible qu’un financement bancaire et qui ne prive pas l’entreprise du contrôle de sa direction comme le fait le private equity. Elle convient donc parfaitement à des sociétés qui ne veulent pas se vendre et conserver leur souveraineté, ce qui explique que l’univers des candidates soit plus grand que celui du private equity. Encore faut-il les approcher en connaisseur local prévient Rafael Torres, Co-responsable, dette privée, Pan Europe chez Muzinich & Co.

Le marché européen de la dette privée est en plein essor, comment l’abordez-vous?

La dette privée constitue un complément aux prêts bancaires tout en étant aussi complémentaire des fonds de private equity. C’est pour cela qu’elle séduit de plus en plus les entreprises, que ce soit pour couvrir un besoin de financement, investir dans le développement des capacités de production, refinancer une dette ou encore pour financer une acquisition. C’est pour les entreprises un accès plus flexible que le financement bancaire et moins cher au capital. Il y a en particulier une forte demande de la part de PME et des entreprises de taille intermédiaire. Une niche, celle des sociétés qui dégagent un excédent brut d’exploitation de 5 à 25 millions d’euros, dans laquelle nous nous sommes spécialisés. Ce vivier est vaste, riche en opportunités présentant des taux de croissance élevé et, paradoxalement moins concurrentiel.

«La proximité culturelle et linguistique est à nos yeux clé pour réussir un investissement dans le domaine de la dette privée.»
La concurrence justement, comment vous en différenciez-vous?

Le maître mot, notre obsession: être local. Contrairement à certains de nos confères qui, basés à Londres ou à Paris, se rendent de temps en temps sur le terrain, nous sommes délibérément implantés dans les pays où nous investissons. Nous avons ainsi au moins un bureau par pays dans les sept que nous couvrons (Royaume-Uni, Irlande, Italie, Allemagne, Espagne, France, Suisse), dotés d’équipes qui parlent la langue et ont la culture et la connaissance des entrepreneurs locaux. La proximité culturelle et linguistique est à nos yeux un ingrédient clé pour réussir un investissement dans le domaine de la dette privée: nous nous voyons comme des partenaires des entreprises que nous finançons.

Cette proximité est-elle le secret pour convaincre ces PME?

Elle est essentielle – notre présence locale nous a beaucoup aidés pendant la pandémie de COVID – mais ne suffit pas si elle ne s’accompagne pas d’un deuxième élément, le respect de la souveraineté des entreprises. C’est notre second credo, avec celui du profil local. Contrairement aux fonds de private equity, nous n’avons aucune vocation à contrôler la gouvernance de nos entreprises partenaires, ni à interférer dans leurs opérations au jour le jour. Nous restons dans notre rôle de maison de crédit ou éventuellement d’actionnaire très minoritaire. Un accompagnateur financier discret mais bien présent: lorsque certaines sociétés, pénalisées par le confinement et les difficultés d’approvisionnement, ont sollicité un aménagement de leur échéances de remboursement, nous avons pu être constructifs et flexibles. C’est l’avantage d’un tour de table restreint: 80% des problèmes trouvent une solution rapide.

Comment dénichez-vous ces PME?

Nous analysons environ 500 dossiers par an, que nous recevons d’un vaste réseau de banques, sociétés de conseil et d’audit, ou encore de fonds de private equity. In fine, un-quart vient des intermédiaires, un-quart des banques, un-quart des fonds et un dernier quart de contacts directs. Nous n’en retenons que 2 à 3%, un taux de conversion faible mais en ligne avec le marché. La sélection est le cœur de notre métier: voir le plus de dossiers possibles nous permet de comparer des secteurs, des pays, de ne retenir que les meilleurs tout en diversifiant le portefeuille, un objectif clé dans la perspective d’une gestion optimale des risques.

«Nous veillons à ce 80% de l’investissement soit de la dette senior.»
Comment gérez-vous les risques inhérents à la dette privée – illiquidité, défaut..?

Nous suivons un certain nombre de guidelines: stratégiques – profil des sociétés, levier financier objectif limité à 5,5 fois l’Ebitda, objectif de distribution aux investisseurs d’au moins 5% par an –, géographiques – 35% maximum par pays, sectorielles – 20% maximum par secteur – et de taille – 30 à 35 lignes par fonds avec un investissement moyen de 20-30 millions. Nous veillons également à ce qu'au moins 80% de nos investissements soient à travers des instruments seniors: c’est la condition pour garantir le remboursement du prêt et de minimiser le nombre d'accidents. Cette approche s’est révélée payante, puisque le 1er fonds que nous avons créé en 2018 a dans son objectif de rapporter un TRI net pour les investisseurs compris entre 7 à 9%. Voilà pourquoi nous conserverons la même approche pour le 2e fonds que nous venons de lancer. C'est la meilleure preuve que ces guidelines atteignent leur objectif de diversification au cœur de notre gestion des risques. Il faut par ailleurs rappeler que la dette privée, contrairement au private equity, offre aux investisseurs du rendement, via le versement d’une distribution récurrente de « cash yield », dès le 1er jour. La courbe de J est donc plus plate que celle du private equity. Son profil de risque est également différent et s’apparente davantage à celui du fixed income, mais avec la liquidité en moins.

La diversification géographique et sectorielle est-elle facile?

Force est de constater que la dynamique est très différente d’un pays à l’autre en Europe. Tout dépend essentiellement des niveaux de consolidation bancaire et de désintermédiation. Dans les pays où il reste peu de banques, comme au Royaume-Uni, en Espagne ou aux Pays-Bas, le marché de la dette privée est très porteur – le Royaume-Uni représente à lui seul 35% du marché de l’espace européen. Dans ceux où il existe encore de grands réseaux de caisses d’épargne et de banques régionales, comme en France, en Italie ou l’Allemagne, la dynamique de marché est différente, soit avec plus de concurrence ou très bancarisée. La Suisse est un cas particulier: il y a tellement d’épargne mobilisable que le marché de trop la dette privée est insignifiant.

S’agissant des secteurs, tout ce qui a trait au commerce de détail est très consommateur de dette privée. Les secteurs de la santé et pharmaceutiques sont très concurrentiels, tous les acteurs cherchant des revenus prévisibles et une marge d’erreur aussi faible que possible. Un secteur que nous avons ignoré jusqu’ici, mais pourrions considérer est celui de l’hôtellerie et de la restauration par manque de visibilité pendant la période COVID.

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