Réorganiser la chaîne d’investissement

Yves Hulmann

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Pour Roland Dominicé, directeur de Symbiotics, il faudra réorienter les flux d’investissement afin d’atteindre les objectifs de développement durable.

Co-fondateur de Symbiotics, Roland Dominicé fait partie des acteurs incontournables de la finance durable à Genève. L’occasion de faire le point avec le spécialiste de la finance d’impact sur la nécessité de réorienter les flux d’investissement pour atteindre les objectifs de développement durable (ODD). Et de dresser un premier bilan de la série de conférences consacrées à la finance durable cette semaine en marge du «Building Bridges Summit» qui s’est tenu jeudi à Genève.

Une semaine entière consacrée à la finance durable à Genève avec plusieurs dizaines de conférences réparties sur cinq jours. C’est un peu la consécration pour les acteurs genevois de la finance durable, non?

Dans tous les cas, c’est très impressionnant. Cela parle déjà en soi de l’importance qu’a prise cette thématique au cours de ces dernières années. D’une journée prévue au départ, on est passé ensuite à un projet de conférence sur trois jours, puis à cinq jours finalement – personne n’aurait imaginé un tel succès il y a quelques mois seulement. 

Pourquoi un événement de cette dimension a-t-il pu être mis sur pied à Genève plutôt qu’ailleurs?

Je pense qu’il a été rendu possible par la rencontre entre, d’un côté, la présence des organisations liées à l’ONU et des multiples ONG à Genève, et, de l’autre, un certain nombre de banques de la place qui ont fini par prendre le train en marche.

«Je pense que la ‘touche’ spécifique de Genève est celle de la dimension
Nord-Sud dans la finance de développement.»

En ce qui concerne le domaine de spécialisation de Symbiotics, à savoir la finance d’impact, je pense que la «touche» spécifique de Genève est celle de la dimension Nord-Sud dans la finance de développement. Historiquement, Genève n’est en effet pas un centre majeur de la gestion d’actifs – sa spécialisation se situe plutôt dans la gestion de fortune. La mise en commun des compétences en matière de finance de développement avec celles de la gestion de fortune a permis à Genève d’acquérir une position particulière dans le domaine de la finance durable.

Sur le plan institutionnel, serait-il souhaitable de réunir Sustainable Finance Geneva (SFG) avec la Fondation Genève Place Financière dans une seule structure, comme cela a été évoqué en début de semaine?

Je n’étais pas au courant, mais je pense que c’est un choix secondaire. L’important est d’abord que les gens se rencontrent – comme c’est le cas ici -, qu’ils prennent conscience de la diversité et de la profondeur des connaissances présentes à Genève dans ce domaine. La deuxième priorité est que cela puisse créer des synergies autour de cette thématique pour renforcer et faire levier sur le centre de compétence et sa promotion – peu importe que l’on parle de finance d’impact, de finance de développement ou des principes de l’investissement socialement responsable (ISR). Finalement, l’objectif est de pouvoir créer des emplois dans ces différents domaines à Genève. Rien que chez Symbiotics, nous employons déjà une centaine de personnes dans le canton, sur des métiers qui n’existaient pas il y a 15 ans.

Si l’on revient plus spécifiquement à la finance du développement, que faut-il attendre dans ce domaine ces prochaines années?

La définition des objectifs de développement durable (ODD) en 2015 a marqué une forte accélération de l’essor de la finance due développement («development finance»). L’enjeu majeur des ODD est de savoir comment on peut faire face aux défis liés à la croissance de la population mondiale qui passera de 7,7 milliards actuellement à 9,7 milliards en 2050. Cela représente une hausse de 180'000 personnes par jour, dont la grande majorité naîtront dans des pays et foyers à faibles revenus, notamment en Afrique et en Asie du Sud. Il faut donc s’attendre à un énorme besoin de financement pour ces économies en transition et en forte croissance, afin de pallier aux besoins et attentes de ces nouvelles populations.

Et quel est le rôle d’acteurs comme Symbiotics dans ce contexte?

Notre rôle est de faire le lien entre, d’un côté, les investisseurs qui ont des moyens à investir et qui s’intéressent à ces questions et, de l’autre, les personnes qui en ont besoin dans une perspective de développement durable. Notre rôle est dès lors de créer les produits d’investissements, et l’infrastructure de la chaine de valeur qui va avec, qui permette ce pont entre le Nord et le Sud.

«Il ne suffit pas d’appliquer simplement un filtre ESG
sur un panier d’actions traditionnel.»

Si l’on veut avoir véritablement un impact en termes de développement durable, il ne suffit pas d’appliquer simplement un filtre ESG sur un panier d’actions traditionnel ou de sélectionner des titres d’après une approche de type «best-in-class» intégrant les principes de durabilité. La finance de développement implique que l’on mette réellement en place une chaîne d’investissement nouvelle pour canaliser l’investissement là où il ne se dirige pas tout seul aujourd’hui.

Les spécialistes de la finance d’impact peuvent-ils toujours investir l’ensemble des moyens qui sont mis à leur disposition? 

Quelque 30 milliards de dollars à travers le monde – dont un tiers à partir de la Suisse – sont placés aujourd’hui dans des investissements de développement qui ont un objectif d’impact. Cette masse sous gestion a une croissance à deux chiffres depuis que nous avons commencé il y a 15 ans, et nous n’avons pour ainsi dire jamais été en manque d’opportunités. Il y peut y avoir des manquements temporaires ou partiels ci et là, mais dans l’ensemble, le défi est plutôt inverse.

Dans la microfinance, certains observateurs se sont parfois inquiétés du fait qu’il y a eu, dans certaines situations, de l’argent qui avait été distribué trop facilement dans certains pays, entraînant un endettement trop élevé chez les emprunteurs. Est-ce le cas?

Le discours selon lequel il y a trop d’argent à disposition est faux à mon avis, cela donne une image erronée de ce marché. A des niveaux spécifiques, il y a bien sûr eu dans certaines régions, comme en Uttar Pradesh (Inde) ou au Nicaragua après la crise de 2008, des situations où les emprunteurs n’arrivaient pas à rembourser suite à une crise de liquidités internationale. On peut encore citer les cas de l’Azerbaïdjan ou du Nigeria, suite à la chute du prix du pétrole en 2014, et l’impact sur leur monnaie nationale. Il s’agit toutefois de situations spécifiques et non pas d’une tendance générale. Nos processus de sélection sont du reste très stricts en la matière, et un de nos principaux filtres passe par un rating de responsabilité sociale afin d’analyser les institutions que nous jugeons à même de remplir les conventions d’utilisation du capital investi en ligne avec la mission des fonds que nous gérons.

Du côté des investisseurs en Suisse ou en Europe, comment est-il possible d’intéresser davantage les clients à la finance d’impact ou la finance du développement?

Il faut d’abord leur parler dans un langage compréhensible, il y a aujourd’hui beaucoup trop d’acronymes, de jargon spécialisé, de taxonomie et de débats de spécialistes. Aujourd’hui, si je discute avec quelqu’un qui ne connaît pas ce domaine, je lui dis simplement que je travaille dans le domaine de la finance du développement; je cherche essentiellement à investir dans des PME dans pays en développement, avec une approche rentable et peu risquée pour l’investisseur. Si je lui dis que je fais des obligations d’impact, avec une intégration ESG et un biais SDG à la base de la pyramide, je le perds immédiatement et je discrédite mon domaine d’activité. Il y a donc avant tout un impératif de faire-savoir, d’éducation et de conviction sur l’utilité, la pertinence et l’importance de ce travail pour un consommateur de produits financiers.

«Le financement de projets via le secteur privé est à la fois indispensable
pour la planète et nécessaire pour l’investisseur lambda.»

D’une manière générale, le fait de pouvoir financer des projets de développement grâce à des fonds provenant du secteur privé est à la fois indispensable pour la planète et nécessaire pour l’investisseur lambda. Indispensable, car s’appuyer sur les seuls moyens issus de l’assistance officielle au développement (ODA en anglais), qui représente en général environ 0,7% du PIB dans les pays développés, ne suffira pas pour répondre aux besoins d’investissement dans les pays en voie de développement en forte croissance.

Nécessaire, car l’investisseur suisse fait face à des volatilités de marché accrues, des taux d’intérêt à moyen et long terme négatifs, une croissance de population et de l’économie très faibles, et d’une manière générale à peu d’outils de diversification réelle de son portefeuille, sur des opportunités aux fondamentaux sains, avec des rendements absolus stables à long terme.

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