Les obligations émergentes constituent une classe d’actifs particulièrement prisée. Le rendement total a atteint 10% l’an dernier (JP Morgan Emerging Markets Bond) et la tendance reste favorable. Baring gère 14 milliards de dollars, dont près de 10 milliards dans la dette des pays émergents et 4 milliards dans les pays industrialisés. Ricardo Adrogué, responsable de l’équipe «dette et devises internationales» auprès de Barings, répond aux questions sur les perspectives de la dette émergente et des devises:
Où se situent les meilleures opportunités au sein des monnaies et des obligations émergentes?
Les monnaies des pays émergents sont attractives en ce moment. Un fort rallye s’est produit dans les obligations souveraines à haut rendement. Mais le potentiel est désormais plus faible qu’il y a quelques mois.
Au sein des obligations d’entreprises émergentes, nous considérons qu’il existe de relativement saines opportunités, mais le spread est historiquement peu attractif. Les taux d’intérêt sur la dette émergente locale disposent d’un plus grand potentiel de baisse parce que les banques centrales continuent de réduire les taux. Mais je dirais que les deux tiers du chemin ont déjà été parcourus.
Il reste un segment offrant de bonnes opportunités, celui des monnaies émergentes. Historiquement, c’est le dernier segment qui profite d’un mouvement haussier.
A quelles monnaies pensez-vous?
Un grand nombre de monnaies africaines ont fortement baissé en raison de difficultés financières et elles semblent devenir attractives. Je pense à l’Angola, plus récemment à l’Egypte, au Nigeria et au Kenya. Ces monnaies peuvent regagner de la valeur ou offrent des taux extrêmement élevés. Il existe des monnaies attractives également en Amérique latine, par exemple au Mexique, en raison de son intégration avec les Etats-Unis, et au Brésil.
«Il est plus difficile de trouver des monnaies asiatiques qui pourraient s’apprécier, essentiellement en raison d’une plus faible croissance économique».
Il est plus difficile de trouver des monnaies asiatiques qui pourraient s’apprécier, essentiellement en raison d’une plus faible croissance économique. La Chine ne semble guère se reprendre. La croissance ne paraît d’ailleurs pas être la première des priorités locales. Sans croissance économique, la monnaie n’est guère attrayante.
Au sein des pays émergents d’Europe, certaines monnaies présentent un rendement apparemment intéressant par rapport à l’euro, comme le Zloty polonais et le Leu roumain.
Vous soulignez l’attrait des monnaies latino-américaines telles que celle du Mexique et du Brésil. Que pensez-vous de la situation en Argentine avec la présidence de Javier Milei?
La situation en Argentine dépend de la capacité du gouvernement à mettre en oeuvre son programme économique. En raison de la forte inflation rencontrée dans le passé par ce pays, et de particularités légales, le président a présenté l’an dernier un budget en valeurs nominales dans un contexte de forte hausse des prix. Si le président pouvait mettre en oeuvre le budget, cela signifierait des coupes dans les dépenses de l’ordre de 50 à 70% en termes réels, ce qui est énorme. La situation institutionnelle est toutefois difficile car le Congrès est de plus en plus hostile au gouvernement. Et les syndicats s’y opposent fortement. Mais la qualité de l’équipe économique qui entoure le président peut conduire au succès de cette expérience.
Nous investissons en Argentine sur une base sélective. Notre approche de l’investissement se fonde sur les perspectives de ce dernier et sur sa durée. Dans le cas de l’Argentine, nous privilégions une approche à très court terme compte tenu de la fluidité de la situation. Nous ne savons pas si le gouvernement pourra vraiment mettre en oeuvre ses réformes ni même si le Congrès lui permettra de rester au pouvoir. Les incertitudes sont considérables. Nous devons rester prudents. La façon que nous avons choisi d’investisseur consiste à prendre des positions à court terme dans la monnaie. Dans les obligations, au vu de leur longue échéance, mieux vaut être sélectif.
Les obligations mexicaines et brésiliennes ont bien profité de la situation géopolitique et de la baisse des taux. Existe-t-il encore un potentiel de hausse?
Sur le plan purement économique, les deux pays devraient profiter de l’environnement économique et, dans le cas du Mexique, du processus de relocalisation à proximité (nearshoring). Nos équipes viennent d’analyser le Mexique et sont rassurés par les développements qu’ils y ont observés. Le nearshoring et l’intégration des économies mexicaine et américaine s’est accélérée ces dernières six années. Les tensions étaient encore fortes lors de la présidence de Donald Trump. Le nouvel accord commercial qui a été signé profite clairement au Mexique.
Dans l’analyse des perspectives, il est impossible d’ignorer certains risques. Si Donald Trump devait être réélu, il est extrêmement compliqué d’anticiper la stratégie qu’il mettrait en oeuvre.
Un point me paraît encore plus important: le Mexique n’a pas mis en oeuvre le volet énergétique de l’accord commercial avec les Etats-Unis. Le président Joe Biden s’est montré particulièrement patient à ce sujet et Donald Trump pourrait l’être sensiblement moins, pour de bonnes raisons. Le Mexique a bloqué des investissements américains et favorisé des investissements gouvernementaux. Nous ignorons comment le marché réagirait à l’accroissement de ces tensions. Personnellement, j’estime que le marché est trop complaisant vis-à-vis de ce risque. Selon nos informations, les investisseurs sont massivement exposés aux actifs mexicains.
Qu’en est-il du Brésil?
La situation est plus saine au Brésil. Le gouvernement ne conduit pas vraiment le pays sur la voie d’une politique budgétaire durable, mais les mesures prises par le précédent gouvernement, de Jair Bolsonaro, permettent au pays de croître plus rapidement que prévu. Le niveau des comptes courants semble durable et le pays paraît éviter les risques géopolitiques. Face au conflit en Ukraine, le gouvernement Lula favorise la position russe sans que cela ne se traduise par des tensions majeures avec l’Europe ou les Etats-Unis.
«Dans le cas de l’Argentine, nous privilégions une approche à très court terme compte tenu de la fluidité de la situation.»
L’Inde a longtemps été un marché riche en opportunités pour les actions, mais il semble que les obligations soient devenues plus attractives, voire même la roupie. Qu’en dites-vous?
Nous confirmons cette tendance. Les investisseurs apprécient les actions depuis fort longtemps et dorénavant et de plus en plus les obligations. JP Morgan a largement contribué à ce mouvement en intégrant la dette indienne dans son indice obligataire. En tant qu’investisseurs dans la dette émergente locale, nous pensons que JP Morgan est allé un peu vite. Il aurait été préférable d’assister en premier lieu à une nette amélioration des conditions-cadres offertes aux investisseurs avant de l’intégrer dans cet indice. Il existe de nombreuses possibilités d’amélioration en matière d’interprétation des règles à appliquer et à propos des frais à payer ainsi qu’en termes de temps d’exécution des transactions. Les processus opérationnels liés à un investissement en Inde sont loin d’être fluides et sont pénalisés par de nombreuses taxes et réglementations afin que des acteurs domestiques participent au processus. Il aurait été préférable que JP Morgan demande un meilleur accès aux investisseurs étrangers. Malgré cela, les investisseurs s’y précipitent. La monnaie s’est fortement appréciée, si bien que la banque centrale freine ce mouvement. Sur le plan économique, l’inflation s’est bien comportée et es taux d’intérêt sont plutôt stables. L’Inde profite de l’un des meilleurs environnements macroéconomiques qu’un investisseur puisse espérer.
Est-ce que vous préféreriez les obligations chinoises?
En raison des conditions géopolitiques et du fait que nos investisseurs ne sont pas des résidents locaux, nous pensons que leurs actifs ne seraient pas assez protégés. Nous préférons ne pas les acheter bien qu’ils soient dans l’indice de référence. Ce choix résulte des réglementations et du risque de subir des pertes inattendues.
Quelle est l’évolution de la corrélation entre les obligations américaines et les obligations émergentes?
Il existe trois niveaux de corrélation. Sur les obligations émergentes en dollars Investment Grade (BBB ou mieux), qui tendent à présenter de faibles spreads avec les obligations souveraines américaines, la corrélation est très élevée.
Un deuxième niveau de corrélation concerne le haut rendement, c’est-à-dire les pays émergents comme le Kenya ou l’Argentine, qui paient des coupons très élevés en raison d’un risque de défaut important. Leur spread est très élevé et la corrélation est parfois inverse.
Le troisième niveau de corrélation porte sur les obligations émergentes en monnaies locales. Etrangement leur corrélation est très forte positive avec les obligations du Trésor américain. Tel a été le cas l’an dernier. Cette année, la corrélation entre l’indice émergent en monnaies locales et les obligations du Trésor a fortement chuté. Il existe encore quelques pays qui continuent à présenter une forte corrélation, comme le Brésil, la Bolivie et l’Afrique du Sud, mais cette situation ne se vérifie pas avec la Chine, la Malaisie, la Thaïlande et les pays émergents d’Europe.
L’inflation américaine diminue plus lentement que prévu. En quoi ces développements modifient vos attentes sur la dette émergente?
Le marché a nettement réagi aux dernières statistiques d’inflation et de l’emploi aux Etats-Unis. Les attentes de baisses prochaines des taux de la Fed sont remises en question par certains investisseurs. Nous considérons que l’économie américaine est très forte, mais elle ne s’accélère pas. L’inflation est, à notre avis, avant tout déterminée par les facteurs de demande. Dans une optique plus large que les dernières statistiques, et en intégrant par exemple le crédit et le budget, nous pensons que l’inflation est en déclin. Nous prévoyons au moins trois baisses des taux d’intérêt de la Fed cette année et pensons que cette perspective offre un environnement très favorable aux marchés émergents.
Le défi du refinancement de la dette américaine existe-t-il aussi au sein des marchés émergents?
Nous pensons que le problème du refinancement est compliqué lorsque le levier du pays qui emprunte est en hausse, c’est-à-dire lorsque le rythme de l’emprunt d’un pays est plus rapide que celui de la croissance de l’économie. C’est exactement ce qui se produit en Chine. Son levier s’accroît alors que l’économie ralentit. Nous avons observé ce scénario lors de la crise financière et lors de la crise bancaire suédoise. Aux Etats-Unis, le gouvernement emprunte massivement, et le déficit représente 6% du PIB sans donner de signe de diminution. Si l’économie américaine entrait en récession, le déficit budgétaire pourrait grimper à 10% du PIB. Par contre, avec les secteurs des entreprises, des ménages et de la finance, la dette américaine n’augmente pas par rapport au PIB. Nous pensons que pour l’heure le besoin de capitaux reste limité aux Etats-Unis et ne s’étend pas au reste du monde. Le secteur étatique demande plus de financement que le secteur privé ne lui en fournit. Nous n’aimons pas ce scénario à long terme, mais nous ne craignons pas de problèmes à court terme. Il semble qu’il n’existe aucune pression gouvernementale pour réduire ce déficit de la part de Joe Biden. Donald Trump n’y était d’ailleurs guère attentif non plus.
Quelles monnaies devraient s’apprécier contre le dollar en 2024?
Le yen a sans doute touché un plancher et devrait s’apprécier. Il est difficile de penser que l’euro puisse s’apprécier, même s’il ne devrait plus guère baisser. Nous pensons qu’il existe un risque que la BCE baisse ses taux avant la Fed et qu’il en résulte des pressions baissières sur l’euro. Sinon, certains pays africains, ainsi que le Mexique, le Brésil, sont assez attractifs. Le dollar australien souffre de la situation en Chine et reste bon marché.