Le Private Equity à un tournant de son histoire

Anne Barrat

2 minutes de lecture

Pour François Mollat du Jourdin, les tickets d’entrée à 10'000 francs pour attirer des petits investisseurs n’ont pas de sens.

L’industrie des marchés privés, du private equity en particulier, a bien changé depuis vingt ans. Hier le fait de peu d’acteurs et peu d’initiés, il attire aujourd’hui une palette d’investisseurs beaucoup plus large et moins aguerrie aux contraintes de cette classe d’actifs. De quoi se réjouir mai aussi de s’inquiéter, avec François Mollat du Jourdin, Président fondateur du multi family office MJ&Cie.

Comment expliquez-vous la montée en puissance du private equity dans les portefeuilles des investisseurs?

Le private equity, et de manière générale, l’ensemble des actifs non cotés, alternatifs au sens large – actifs réels et immobilier papier en particulier – ont pris une place très importante ces 20 dernières années. La principale raison, liée à la demande, tient à la quête désespérée de rendement dans un contexte de taux bas ainsi qu’à une lassitude face à la volatilité parfois irrationnelle des marchés. La seconde est à trouver dans l’élargissement de l’offre induite par une évolution profonde du financement des entreprises, qui se sont détournées des banques. Une part significative des opérations de haut de bilan est passée d’un financement bancaire à un processus de structuration mené par les acteurs des marchés privés, très présents. Le corollaire de cette désintermédiation, qui pose la question de l’avenir des banques, est l’émergence du private equity (et private debt) et, avec elle, de l’appétit des investisseurs.

De tous les investisseurs?

Longtemps réservé à une catégorie d’investisseurs pouvant mobiliser au moins dix millions, voire 20 ou 30, le private equity s’est beaucoup démocratisé récemment. A côté des KKR et autres « usual suspects » souvent anglosaxons qui étaient quasiment seuls sur ce segment au début des années 2000, sont apparus de nouveaux acteurs locaux, dotés d’équipes compétentes et capables de mailler le territoire. Ce qui a contribué à développer l’intérêt d’investisseurs prêts à sacrifier la liquidité pour s’exonérer de la volatilité et désireux de revenir aux sources, de financer un actif tangible. Aujourd’hui, alors que l’industrie semble avoir atteint à un bon niveau de maturité et d’accessibilité,  la question se pose de savoir si des tickets d’entrée à 10 000 euros sont raisonnables.

Pourquoi?

En abaissant à des niveaux aussi bas l’accès à des produits de private equity, on ouvre les portes à quasiment tout type d’investisseurs, y compris ceux qui connaissent peu les risques inhérents à l’illiquidité. Séduits par un marketing agressif qui leur promet des rendements à deux chiffres, ils se trouvent de facto confrontés à un triptyque rendement risque illiquidité sans en être véritablement conscients, alors qu’ils sont habitués au diptyque rendement risque. Et sont de plus en plus nombreux dans ces cas, les liquidités déversées par les banques centrales depuis 2008 ayant augmenté leur capacité d’investissement. Or, les rendements promis à ces investisseurs reposent sur des niveaux de valorisation aujourd’hui très élevés. De multiples de sept à huit fois l’ebitda, on est passé à des transactions couramment conclues sur des niveaux de 13 à 14, pouvant aller parfois bien au-delà, jusqu’à plus de 25 ! La création de valeur devient infiniment plus difficile et prend plus de temps, augmentant les délais de sortie – passés de 7-8 ans à plus de dix ans. Si jamais (ou lorsque) les valorisations reviendront à des niveaux plus raisonnables, comme l’ont fait les Tech par exemple sur les marchés cotés cette année, il pourrait se révéler délicat délivrer les résultats attendus.

Êtes-vous inquiet? Que préconisez-vous?

Le discernement s’impose face aux valorisations stratosphériques et aux performances exceptionnelles que l’on a connues, ces deux dernières années en particulier. Tant et si bien que la traditionnelle courbe en J du private equity a parfois disparu ! Il n’est pas exclu que l’avenir voit une courbe déformée, avec des phases de croissance alternant avec des creux. La situation actuelle n’est pas sans rappeler le tournant de l’industrie des hedge funds à l’aube du 3e millénaire. C’est l’époque où la gestion alternative, historiquement réservée à de grands investisseurs avertis, s’est largement « démocratisée ». D’une promesse de rendement à deux chiffres, on est passé à des objectifs de 6/8% voire 5/7%. L’environnement aussi avait évolué, la règlementation se renforçait, rendant plus difficile la génération de performance par l’exploitation des inefficiences de marchés. Il est permis de se demander si le Private Equity n’est pas arrivé à une étape de ce type, où les investisseurs devront réviser leurs attentes et les professionnels leurs promesses. En tout cas à caractéristiques égales ! D’autant que les coûts structurels augmentent, qui viendront là encore, s’imputer sur les performances.

Est-ce à dire que le private equity doit rester un investissement «de luxe»?

Un luxe non, pour un certain profil d’investisseurs probablement. Essentiellement, les (grands) investisseurs ayant une vision long terme et pouvant gérer l’illiquidité sur la durée. Ce profil peut se permettre une allocation significative dans les marchés privés (30/40% pour certains). Mais ce type d’investissement est-il raisonnable pour de plus petits investisseurs si les espérances de rendement des fonds grand public fondent d’autant plus qu’ils doivent supporter des coûts de structure et distribution élevés ?

A lire aussi...