Le nombre de particuliers fortunés (HNWI) s’est accru de 2,6% dans le monde en 2024. Malgré la bonne tenue des bourses, ce nombre a diminué de 2,1% en Europe. En effet, le Royaume-Uni a perdu 14'000 millionnaires, la France 21'000 et l’Allemagne 41'000, selon le rapport de Capgemini Research, publié ce mercredi.
Les Etats-Unis se démarquent avec une augmentation de 7,6%, à 7,9 millions de personnes. En Asie, l’Inde et le Japon sortent du lot avec une progression de 5,6%, alors que la Chine présente une baisse de 1%, indique le rapport. En Suisse, le nombre de millionnaires (en dollars) a diminué de 0,9% l’an dernier, mais leur fortune s’est accrue de 1,8% en dollars. Ces personnes ont investi davantage en titres de croissance, y compris en placements alternatifs (18% de l’allocation), et en actions (23%), par opposition au cash ou équivalent (21%).
Les particuliers fortunés (HNWI en anglais, pour «high net worth individuals») sont la clientèle qui possède au moins un million de dollars US d’actifs investissables, hors résidence principale, objets de collection, consommables et biens de consommation durables. Ceux-ci sont répartis en trois catégories: les ultrafortunés (30 millions de dollars et plus), les «mid-tier millionnaires» (entre 5 et 30 millions de dollars) et les «millionnaires next door» (entre 1 et 5 millions de dollars). Le niveau de dette des personnes fortunées n’est pas compris dans les statistiques. Capgemini se concentre sur les actifs investissables, sans tenir compte de leur financement, ce qui le distingue d’autres analyses de l’évolution des richesses.
Le rapport indique aussi que les sociétés de gestion de patrimoine se préparent à une nouvelle ère de transmission de richesse. Cette nouvelle ère verra 83 500 milliards de dollars changer de mains au cours des deux prochaines décennies. Elle donnera naissance à une nouvelle génération de particuliers fortunés. Cette transmission se déroulera en trois phases: 30% d’entre eux hériteront d’ici fin 2030, 63% d’ici fin 2035, et 84% d’ici 2040. Loïc Paquotte, expert bancaire de Capgemini, répond aux questions d’Allnews:
Malgré des bourses favorables l’an dernier, pourquoi le nombre de millionnaires est-il en repli en Europe?
Les statistiques mettent en lumière l’existence de poches de croissance en Europe, qui se concentrent sur les plus fortunés. Nous avons ainsi assisté à une re-concentration de la fortune en Europe. Les ultra riches sont parvenus à mieux capturer les opportunités d’investissement et de croissance et à profiter de la volatilité des marchés financiers. Les particuliers fortunés (HNWI) ne disposaient pas de l’exposition la plus porteuse et présentent donc une légère décroissance en 2024. Les plus fortunés ont pu prendre davantage de risques et en ont été récompensés.
Le principal enseignement de l’étude, quant à l’évolution de la population de personnes fortunées, est celui-ci: Nous observons avant tout une disparité entre les ultra riches (30 millions de dollars et plus) et les riches en Europe.
«Les nouveaux fortunés veulent changer de société de gestion de patrimoine et, en parallèle, ils attachent davantage d’importance à la relation avec le gérant».
Après l’arrivée de Donald Trump, est-ce que vous observez un déplacement géographique de l’enregistrement des actifs des plus fortunés?
Nous analysons ce critère pour la première fois. Historiquement, notre regard porte sur le lieu où se situent les principaux intérêts économiques des personnes fortunées. Cette année, nous en avons interrogé près de 6000. Il en ressort que les régions et les pays à forte croissance sont l’Amérique du Nord (7,3%), qui bénéficient de la croissance économique et des marchés, en particulier des valeurs technologiques, et l’Asie Pacifique, bien qu’à un degré nettement plus modeste ainsi que l’Afrique. Pendant ce temps, le nombre de fortunés diminue légèrement en Europe et fortement en Amérique latine.
Les hubs traditionnels tels que Singapour et Hong Kong se renforcent indiscutablement et font concurrence à la Suisse en tant que lieux de localisation d’actifs transfrontaliers. Mais le Moyen-Orient devient de plus en plus une région très dynamique a minima en termes de lieu de résidence, mais pas toujours de localisation des actifs (au sens de booking). Beaucoup de grandes banques internationales universelles, notamment par le volet Corporate Investment Banking (CIB), ainsi que lespure players de la banque privée y déploient des capacités en wealth management sur place. Elles ne proposent pas (ou très rarement) un «booking», mais offrent des services à une clientèle installée sur place.
Est-ce que le changement de président aux Etats-Unis vous amène à anticiper une plus grande fragmentation géographique des différents services aux plus fortunés?
Le phénomène est récent et n’est pas encore observé dans notre rapport puisqu’il porte sur 2024. Les effets des annonces de Donald Trump en 2024 s’inscrivaient dans une forme de continuité et se sont traduits par une croissance du nombre de fortunés. Les discussions sur le modèle de globalisation et les mesures protectionnistes se sont produites en 2025 et ont pénalisé les bourses en début d’année. Selon nos plus récentes observations, des résidents américains viendraient chercher davantage de stabilité et de sécurité dans des places offshore, y compris en Suisse. Je n’ai toutefois pas encore de chiffres susceptibles de confirmer ou infirmer cette perception.
Quels sont les besoins des nouvelles générations de personnes fortunées?
Nous gagnons progressivement en visibilité et en compréhension pour cette génération, parce qu’elle arrive à un stade où leur fortune s’accroît nettement, sachant que l’essentiel des richesses appartient toujours aux baby-boomers. Les nouvelles générations de fortunés prennent nettement plus de risques dans leurs investissements. Elles présentent une plus forte pondération en placements alternatifs que leurs ainés. Je pense notamment aux placements privés et aux crypto-actifs, lesquels constituent un élément de différenciation majeur en termes d’allocation.
Pouvez-vous distinguer entre les cryptos et les marchés privés?
Nous ne disposons pas de statistiques des différentes composantes des placements alternatifs. En revanche, la part des actifs alternatifs s’établit de façon très stable autour de 15 à 16% du portefeuille. Le pourcentage a longtemps été de 10%, puis il est passé à 13% entre 2019 et 2023 et il est maintenant monté à 15%. Il devrait poursuivre sa progression.
Les nouvelles générations de fortunés, les générations X ou Millenials, expriment un besoin accru de diversification de leurs investissements sur les marchés internationaux.
Avec l’augmentation de l’espérance de vie, les héritages surviennent plus tard. Est-ce que vos attentes d’importants transferts de richesses ne devraient pas être retardées?
Nous nous appuyons sur plusieurs études externes pour évaluer les transferts de fortunes. Nous pensons que 83 500 milliards de dollars (83,5 trillions) changeront de main d’ici 2048. La transmission prendra donc deux décennies. Ce phénomène résulte du vieillissement démographique et de l’émergence de générations plurielles, entre autres en raison d’attentes spécifiques aux régions et au genre. Les femmes représentent une part toujours plus importante de la fortune détenue. Cette proportion va continuer d’augmenter en raison des héritages et de la progression des femmes dans les directions et les créations d’entreprises.
Comme 81% des nouveaux fortunés veulent changer de sociétés de gestion de patrimoine, quel sera l’avenir du gérant de fortune?
Les nouveaux fortunés veulent changer de société de gestion de patrimoine et, en parallèle, ils attachent davantage d’importance à la relation avec le gérant (Relationship Manager) qu’à la marque de la société du gérant. Ils sont potentiellement en mesure de suivre leur gérant s’il devait quitter sa banque. C’est une menace potentielle évidente pour l’établissement du gérant.
Les banques privées se mettent en capacité d’aider les gérants à servir les clients et à les retenir. Le gérant retrouve du pouvoir. Quant à son rôle, avec la diversification des produits et la complexité accrue de ces derniers et des attentes des clients, le gérant ne peut pas tout faire. Le RM doit être capable de gérer la relation, la comprendre et la superviser, assembler divers services. Il n’est toutefois pas toujours suffisamment équipé pour satisfaire ces besoins, les collecter et les coordonner. Parfois les processus administratifs ou métiers sont trop lourds et complexes, par exemple les demandes de crédits ou des souscriptions de private equity. La capacité de simplifier le travail du RM, à digitaliser les processus se fera au service de l’expérience client et du RM. Pour que ce dernier puisse servir et conserver son client, il faut surtout qu’il ait la bonne palette de produits et les bonnes compétences à disposition pour conseiller certains produits et des services à valeur ajoutée (planification successorale, conseil financier ou non).
Les clients fortunés sont de plus en plus expérimentés en finance et utilisent aisément la technologie et l’IA. Ont-ils encore besoin du gérant?
Le RM demeure central dans la relation. Les fortunés nous le montrent dans notre étude. Le développement technologique ne s’oppose pas mais, au contraire, appuie cette relation. L’enjeu principal consiste à mettre ces outils au service d’une relation RM-client qui soit augmentée afin de rendre le gérant plus efficient, plus juste et personnalisé dans sa relation.
L’IA peut faire une proposition de portefeuille. Mais elle n’est pas en capacité de comprendre l’histoire d’une famille et de ses différents membres.
Pourtant 47% des gérants ne sont pas satisfaits de leur outil numérique. Faut-il davantage investir dans la digitalisation?
Ce pourcentage exprime sans doute le besoin de continuer à investir. Nous constatons toutefois que les attentes s’accélèrent. Le critère clé sera celui de la rapidité du déploiement des améliorations technologiques en particulier pour le «front office».
Certaines banques sont encore dans une phase de migration de systèmes «core», mais je pense qu’aujourd’hui le grand défi, pour répondre aux nouvelles générations et aux RM, sera cette capacité à amener des solutions au «front office» en termes d’interactions multicanal, de conseils personnalisés et de compliance.