La zone euro risque d’entrer en stagflation

Emmanuel Garessus

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La zone euro entre dans une phase d’austérité budgétaire tandis qu’elle n’a plus le parapluie monétaire du QE, indique Eric Dor, de l’IESEG.

La Banque centrale européenne (BCE) se réunira le 7 mars prochain. Si elle ne devrait pas encore baisser ses taux directeurs, elle devrait poser les jalons de cette décision. Mais la situation de la zone euro est très compliquée sur les plans conjoncturels et structurels. Eric Dor, professeur et directeur des études économiques à l’IESEG School of management, qui est affiliée à l’Université catholique de Lille, répond aux questions d’Allnews:

Qu’attendez-vous de la BCE le 7 mars prochain? Soulignera-t-elle ses intentions de réduire les taux directeurs en juin ou juillet?

Oui. Les autorités de la BCE veulent être certains d’une absence de spirale des salaires et des prix. Cette spirale est souvent évoquée mais, un peu comme le monstre du loch Ness, elle ne s’est pas matérialisée jusqu’ici. 

L’inflation est en décrue dans la zone euro grâce à la baisse des prix de l’énergie, mais Christine Lagarde craint que les salaires ne tentent de récupérer les pertes de pouvoir d’achat de 2022 et 2023. La BCE insiste sur le risque d’une hausse des salaires supérieure à celle de l’inflation. Il en résulterait une hausse du coût unitaire de production des entreprises, ce qui les inciterait à augmenter leurs prix et à relancer l’inflation. Je ne crois guère à ce scénario, en tout cas sur un plan macroéconomique, même si c’est un facteur de risque. Il est d’autant moins probable que l’économie de la zone euro est au mieux en stagnation. 

La France a par exemple dû se résigner à réviser ses prévisions de croissance en 2024 de 1,4 à 1%. Divers instituts sont encore plus pessimistes pour la France tandis que l’Allemagne est en récession et espère au mieux une stagnation en 2024. 

Le tableau est encore assombri par les signes d’une détérioration du marché du travail, si ce n’est que ce dernier élément éloigne le risque de hausse significative des salaires. Mais la BCE attend car des données complètes sur les salaires ne devraient être publiées que durant le deuxième trimestre. L’attentisme prévaut pour ne pas rétropédaler. 

La zone euro risque même une stagflation, si l’on considère que l’inflation devrait osciller autour de 3%.

Quel est l’effet de l’écart de productivité, en hausse aux Etats-Unis et en baisse en Europe?

La productivité baisse en Europe dans certains pays, particulièrement en France depuis 2019. Sur un marché du travail assez tendu, dans lequel les entreprises se plaignent de ne pas trouver le personnel qualifié, on assiste à un phénomène de «Labour Hoarding», soit à une rétention de main d’oeuvre. Même si les ventes chutent, les entreprises maintiennent leurs effectifs si la trésorerie le permet de peur de ne plus trouver les spécialistes au moment où une reprise des ventes s’enclencherait. Ce phénomène conduit aussi à une augmentation du coût unitaire du travail (ndlr. le salaire divisé par la productivité). La décision de baisser les taux devrait survenir en juin ou juillet.

«Le décrochage de la croissance européenne avec les Etats-Unis est spectaculaire et il va encore s’aggraver.»

Avec une baisse de la productivité, une inflation qui peine à diminuer et des freins structurels (coût de l’énergie élevé, vieillissement démographique, importations massives de véhicules électriques chinois), l’Europe est-elle condamnée à cinq années de stagnation?

Oui, je le pense. Le décrochage de la croissance européenne avec les Etats-Unis est spectaculaire et il va encore s’aggraver. Les prévisions du FMI vont dans ce sens. De nombreux facteurs structurels plaident en faveur des Etats-Unis.

Si l’on ajoute la hausse du coût de la dette, est-ce que les Etats européens devront prendre des mesures plus fortes qu’aujourd’hui pour maîtriser les dépenses publiques?

Certainement. Les récentes économies de 10 milliards d’euros annoncées par la France ne représentent que l’amorce du processus. La faible croissance assortie à des taux d’intérêt plus élevés et surtout le retour du pacte de stabilité qui, même dans sa nouvelle version, est tout de même restrictif, conduiront à un retour de l’austérité dans la zone euro et à des ajustements douloureux dans les finances publiques. 

La question deviendra celle de la faisabilité politique. En France, le président doit trouver des majorités de circonstances pour faire passer ses lois budgétaires ou profiter de l’article 49,3. Il va y avoir recours peut-être au pire moment, celui d’une stagnation. Nous assisterons à une politique budgétaire pro-cyclique d’assainissement budgétaire qui risque aggraver la stagnation. Mais je pense qu’il n’y a pas d’autre solution compte tenu du niveau de la dette publique de plusieurs pays.  

Existe-t-il un parapluie monétaire face à la hausse de la dette publique?

La zone euro n’a plus le parapluie monétaire du QE. Les achats massifs de la part de la BCE se sont arrêtés avec le passage à une politique restrictive. La BCE détient tout de même environ 30% de la dette publique de la zone euro. 

Nous avons profité du soutien monétaire pour éviter une nouvelle crise de la dette souveraine pendant les crises sanitaire et énergétique. Il faut être d’autant plus prudent en matière de dette publique. 

Comme chacun sait que la solvabilité de la dette publique de la zone euro est difficile à maintenir sans garantie du prêteur en dernier recours qu’est la BCE, Christine Lagarde ajoute à chaque réunion que la BCE tient tous ses instruments à disposition pour les enclencher si nécessaire. Elle fait référence par exemple à l’instrument de protection de la transmission (TPI) lequel ressemble un peu aux OMT et permettrait à la BCE d’acheter sélectivement les dettes publiques de pays qui feraient l’objet d’un envolée de leurs taux obligataires.

Le rendement des obligations françaises atteint 2,9% à 10 ans, après être tombé à 2,5% en janvier. Quelle est votre analyse de cette hausse des taux?

Il y a deux explications. Tout d’abord, les marchés avaient été un peu trop optimistes à la fin 2023 sur l’imminence de la baisse des taux de la BCE. Devenus plus réalistes, les marchés se sont adaptés. 

La deuxième explication porte sur une augmentation de l’inquiétude à l’égard de dettes publiques telles que celle de la France. La révision à la baisse des perspectives de la France est forcément mauvaise dans l’analyse de la soutenabilité de la dette. Le ratio du déficit public par rapport au PIB se détériore en l’absence de hausse de la croissance. Dans le cas de la France, le maintien de la notation par les grandes agences ne tient qu’à un fil. Fitch avait osé dégrader la note de la France puis Moody’s et S&P l’ont maintenue, mais Moody’s procédera à une nouvelle analyse ce printemps. Les craintes sont justifiées dans le contexte de cette dégradation de la situation et d’une comparaison des paramètres de la France par rapport à d’autres pays ayant une note AA.  

«Christine Lagarde ajoute à chaque réunion que la BCE tient tous ses instruments à disposition pour les enclencher si nécessaire».

Ce n’est pas un hasard si Bercy commence à prendre de vraies mesures, telles que des économies de 10 milliards d’euros. 

En tant qu’épargnant, achèteriez-vous des obligations françaises à 2,9% dans une perspective à 5 ans?

Oui, je crois que la BCE ne peut pas se permettre de laisser tomber un Etat de la zone euro. L’orthodoxie économique ne fait pas partie du jeu. Depuis plus de 10 ans la BCE a conscience que le maintien de l’intégrité de la zone euro l’oblige à intervenir d’une manière ou l’autre pour stabiliser les spreads et maintenir l’accès des Etats au marché obligataire.

Dans plusieurs pays, les rendements obligataires européens sont inférieurs à l’inflation si bien que les épargnants sont les grandes victimes de la crise et voient leur capital perdre de la valeur.

Le risque provient-il surtout d’une hausse des taux ou d’une augmentation de l’écart de taux au sein de la zone euro?

La BCE surveille avant tout les spreads de taux. Il est vrai que le pacte de stabilité avait pour but, à l’origine, d’éviter de se trouver dans une telle situation et de ne pas dépendre d’un soutien monétaire indirect. 

Même aux Etats-Unis, les marchés n’ignorent-ils pas complètement l’augmentation de la dette, ce clignotant de la santé financière?

Dès le moment où les investisseurs intègrent le soutien de la banque centrale à leur analyse, le risque est réduit. Le risque de dette souveraine dans la zone euro tel qu’en 2010-12 est beaucoup moins fort. Il a fallu du temps à la BCE pour renoncer à l’orthodoxie et à la lettre des traités pour être plus pragmatique, comme Mario Draghi l’a été.

Est-ce que les épaules de la BCE seront assez larges?

Par définition, les épaules de la BCE sont infinies. Mais si les finances publiques devaient se dégrader excessivement et si la solvabilité n’était sauvée que par les injections monétaires, nous entrerions dans une crise économique associée à une hyperinflation. Il est donc nécessaire d’assainir les finances publiques.

Les taux américains sont en partie remontés dans la perspective de refinancements massifs. Ce risque existe-t-il aussi en Europe?

Oui, absolument, même s’il est moins fort qu’aux Etats-Unis. Cet effet ne peut qu’aggraver la situation économique de la zone euro parce qu’il n’est plus possible de compter sur une stimulation budgétaire. 

Que pensez-vous de la résistance de l’euro?

Les marchés sont calmes grâce aux taux d’intérêt, mais je suis pessimiste à long terme sur l’euro par rapport au dollar. Le billet vert devrait s’apprécier, indépendamment de la conjoncture et du besoin de consolidation budgétaire. Je pense à la perte de compétitivité des coûts de l’industrie européenne. L’Europe est en retard par rapport à la Chine et aux Etats-Unis tant dans l’automobile électrique que l’IA, les panneaux solaires. 

Il existe aussi des réflexes protectionnistes en Europe, par exemple dans l’agriculture. La France veut bloquer le traité du Mercosur à cause de l’agriculture mais le secteur industriel est très demandeur pour accroître ses exportations en Amérique latine. Pour satisfaire quelques intérêts particuliers, on risque de faire du tort à l’intérêt général et à la croissance européenne à moyen terme.

Est-ce que l’Europe peut alléger sa facture énergétique qui pèse sur son industrie?

Il n’y a pas d’éclaircie évidente à court terme ce sujet. L’amélioration peut venir à long terme de la marche forcée vers le renouvelable. Mais comme il est intermittent, d’autres énergies doivent pouvoir prendre le relai. La France veut relancer le nucléaire avec de nouvelles petites centrales, mais cela prendra plus de 10 ans. Et quand une industrie est partie d’Europe, elle ne reviendra pas de sitôt. Les Allemands sont par exemple consternés par les désinvestissements des industries intensives en énergie, comme la pétrochimie, les engrais et la métallurgie. 

A l’inverse, l’Europe orientale profite de l’attractivité de ses bas salaires. Miele, dans l’électroménager délocalise par exemple à l’Est. L’avenir est très difficile. 

La réponse européenne aux deux lois protectionnistes américaines qui promettent des subventions massives aux industries localisées aux Etats-Unis est restée très modeste. L’UE n’a fait qu’alléger les interdictions d’aides étatiques quand il est possible de montrer que les concurrents américains profitent d’aides d’Etat. C’est un processus lourd et complexe mais cela n’incitera pas à investir fortement en Europe. 

De plus, les investissements en Europe ne se dirigent que des pays de l’Est à bas salaire, à l’image de BYD dans les véhicules électriques. La France et l’Espagne étaient candidates et finalement l’usine sera construite en Hongrie, où le salaire moyen représente le quart de celui de la France.

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