La finance islamique tutoie (presque) la finance durable

Anne Barrat

3 minutes de lecture

Pour Scott Levy de Bedford Row Capital, le jargon ESG est le principal obstacle au financement de projets durables par des investisseurs islamiques.

Comment amener investisseurs de la finance islamique à investir dans des projets de transition énergétique? Comment amener les investisseurs occidentaux à financer des projets ESG dan des pays obéissant à la Charia? Ces deux problématiques sont familières à Bedford Row Capital, une boutique londonienne dédiée à la structuration de produits de dettes conformes à la Charia. La réponse suppose de simplifier le langage pour améliorer la compréhension entre ces deux mondes. L’enjeu est de taille: non seulement parce que investisseurs islamiques sont à la tête de liquidités immenses, mais aussi parce que de nombreuses SME détentrices de projets durables ne trouvent pas de financement. Explications avec Scott Levy CEO de Bedford Row Capital.

«Les pays islamiques promeuvent des projets à la pointe de la transition énergétique.»
De nombreux projets, environnementaux notamment, pourraient être financés aussi bien dans les pays islamiques qu’occidentaux si les investisseurs de la finance islamique et de la finance traditionnelle parlaient le même langage. Quel est l’enjeu?

Il y a en effet tout un éventail de projets qui requièrent 100 à 200 millions de dollars de financement et ne trouvent pas de réponse auprès des grandes banques d’investissement. Pourquoi? Parce que ces dernières, en raison des contraintes réglementaires relatives à leur bilan, n’entrent plus en matière en-dessous de 500 millions de dollars. Sans compter qu’elles ne regardent plus que des dossiers qui concernent des projets classiques, «plain vanilla». Aujourd’hui, il existe peu d’acteurs qui proposent de véritables alternatives à du papier commercial et autres approches de la vieille école pour financer des projets durables. Bedford Row Capital en fait partie, et ce parce que nous sommes convaincus que, aussi bien la finance islamique que la finance conventionnelle, disposent de beaucoup de cash qu’elles souhaitent investir de la manière la plus pérenne possible dans un contexte inflationniste. Les projets en attente d’investisseurs sont nombreux, aussi bien du côté des économies islamiques qu’occidentales.

De quels types de projet parle-t-on?

Les projets dont je peux parler parce que nous aidons à les mettre en œuvre et à les financer concernent tous les axes de la finance durable. Environnemental en tout premier lieu. Les pays islamiques promeuvent des projets à la pointe de la transition énergétique. Nous avons ainsi soutenu un projet en Jordanie visant à sécuriser l’extraction de cuivre et autres métaux essentiels à la fabrication de batterie utilisées dans le cadre de la transition énergétique. Nous avons également aidé des investisseurs islamiques à financer des entreprises de cuivre mexicaines, cruciales dans cette industrie. Autrement dit, cela marche dans les deux sens. Le domaine social retient aussi l’attention des fonds souverains de la finance islamique: la Malaysie, plus gros émetteur en nombre et en volume d’obligations vertes, et l’Indonésie, financent généreusement des infrastructures et logements sociaux à Londres. Même les pays du Golfe (GCC), qui sont réticents à prêter de l’argent à des acteurs autres que régionaux, sortent de leur réserve lorsqu’il s’agit de financer des infrastructures durables à Londres, Paris ou Zurich.

Qu’est-ce qui freine aujourd’hui l’engagement de la finance islamique dans des projets durables en Occident et celui de la finance traditionnelle dans des projets durables en terres islamique? La Charia?

La finance islamique est par principe éthique, elle ne peut exister sans fondements moraux. Une dimension que les critères ESG n’incluent pas telle quelle, mais qui crée des points communs notamment sur les aspects de Gouvernance et Sociaux. Justice et simplicité sont des piliers de la finance islamique qui est par essence transparente – en particulier, le reporting détaillé est obligatoire. Le E n’est pas en reste, et occupe une place essentielle dans les sociétés islamiques où le gâchis est proscrit, l’eau et les arbres particulièrement protégés. Leur sensibilité aux questions environnementales est naturelle, beaucoup plus qu’on ne l’imagine. Finalement, la finance islamique repose sur des valeurs durables.

«Le problème ne tient pas à la Charia mais à la langue.»

Selon la Charia, un effet de levier de 30% est possible. La principale limite réside dans la conception de la dette: la finance islamique prescrit qu’un projet à moitié fini soit vendu afin que les bénéfices soient partagés, ce qui met temporairement fin au projet. La finance traditionnelle autorise le rachat du projet, donc sa continuation. Cette différence est importante, mais n’empêche pas des aménagements qui permettent aux projets d’être menés à bien. Le problème ne tient pas à la Charia mais à la langue.

Comment résoudre ce problème de langue? Un langage commun est-il possible, qui favoriserait la conclusion de projets durables sans buter sur le jargon ESG?

Le défi aujourd’hui est essentiellement un problème de jargon: la finance durable utilise des concepts qui ne sont pas parlants pour la finance islamique alors même que ce à quoi ils renvoient fait partie de sa morale. Cela ressemble beaucoup aux concepts de CLO (collateralized loan obligation) ou MBS (Mortgage-backed securities) utilisés dans l’industrie financière pour afficher sa différence, laquelle a conduit à la déroute que l’on a connue en 2008. Les deux camps devront faire un effort. Un effort crucial pour éviter que les investisseurs ne tournent la tête, ce que l’on voit couramment de nos jours. Des investisseurs occidentaux ne font aucun cas de projets impliquant des installations solaires parce que le véhicule d’investissement est un sukuk, tandis que des investisseurs islamiques ignorent purement et simplement des documents conformes aux normes SFDR. Cela ne parait rien mais crée une incompréhension énorme, même si parfaitement superflue.

Etes-vous optimiste, pensez-vous que les barrières tomberont?

Oui, parce que tout le monde veut la même chose, que ce soient les acteurs de la finance islamique ou ceux ceux de la finance traditionnelle: trouver des projets d’investissements durables. Tous les investisseurs sont confrontés à la même réalité: ils ont beaucoup de liquidités qu’ils veulent investir dans des projets d’avenir. Petit à petit, les investisseurs islamiques adapteront leur approche pour intégrer les SGD tandis que les investisseurs occidentaux accepteront une «délabélisation» qui ne signifiera pas rétrogradation. Nous sommes déjà entrés dans un momentum, la meilleure preuve en est l’augmentation des pays du GCC émettant des sukuks sous des formes d’obligations vertes traditionnelles.

Cette tendance serait-elle une bonne affaire pour les deux parties?

Les grands gagnants de cette tendance seront les investisseurs dans des obligations vertes des pays émergents islamiques: le rendement devrait afficher 100 voire 200 points de base de plus que les obligations vertes traditionnelles. Et ce, parce que le marché des obligations vertes dans ces pays est beaucoup plus réduit.