La fin du dogme de l’austérité est un bienfait

Nicolette de Joncaire

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«Le ratio dette/PIB perd toute signification pour les entités qui impriment la devise de leurs emprunts» estime Yves Bonzon de Julius Baer.

Depuis 2008, tout se passe comme si les investisseurs s’attendaient régulièrement au pire. Sauf que le pire ne se matérialise pas. Incertitude ou pas, les marchés résistent. Une deuxième vague de COVID pourrait achever l’économie? Oui mais non, les indices tiennent la route. On prévoyait une vague bleue aux élections US? Elle échoue. Pas grave, on passe à la suite. Les pessimistes sont invariablement pris à revers … et les marchés actions continuent allègrement de grimper. Un exemple: le CAC 40 a gagné plus de 20% depuis le début du mois de novembre, du jamais vu. Entretien avec Yves Bonzon, Chief Investment Officer de la banque Julius Baer.

Deuxième vague de pandémie, élections américaines un peu décevantes, quel est votre sentiment?

Pour ce qui est des élections américaines, j’imaginais que les marchés souffriraient davantage de leur déception. Ils attendaient une vague bleue, elle ne s’est pas produite? L’aversion au risque semble s’être littéralement évanouie en quelques jours: de marchés très baissiers avant les élections, nous sommes repassés à une quasi-euphorie. Prenez le CAC 40, il a gagné plus de 1’000 points - soit plus de 20% - depuis le début du mois de novembre alors que, sur les 20 dernières années, ses hausses mensuelles se limitaient au maximum à 12%. Au printemps, avec le premier confinement, le pire semblait l’issue la plus favorable. Et puis non. Les plans fiscaux font leur apparition et voici tout le monde rassuré. Même chose avec la deuxième vague de COVID en octobre. Alors que les ventes à découvert allaient bon train, voilà que nous assistons à un nouveau rallye d’une violence et d’une rapidité inouïes. Et puis maintenant il y a «l’effet vaccin» alors qu’il y a 6 ou 9 mois, on le disait impossible. Il semblerait que depuis 2008, une certaine classe d’investisseurs s’attende à une catastrophe boursière à chaque évènement marquant… Et que cette catastrophe ne se concrétise pas – ou pas sur la durée. Les pessimistes se font prendre à revers régulièrement et les acheteurs de protection ont jeté l’éponge. Inutile donc de voir l’avenir en noir et je reste optimiste même si le vaccin ne va pas tout résoudre.

«Le COVID aura plus d’impact sur le chômage que sur le PIB
et c’est d’abord un problème social et politique.»
Dans ces conditions, qu’espérer?

Nous continuerons probablement à observer des renversements de sentiments brutaux mais l’épargne privée est colossale. L’argent est donc là pour être dépensé. Et quels choix ont les détenteurs de capitaux avec des obligations qui ne rapportent strictement rien, sinon de rester positionnés sur les actions? Le ratio prix/bénéfice y est de l’ordre de 30 alors que pour rembourser une obligation à 0,85% il faut compter environ 117 ans. Notez que le COVID est un choc colossal mais que son effet est très concentré sur certains secteurs à faible rémunération dont les loisirs ou le tourisme. Le COVID aura donc plus d’impact sur le chômage que sur le PIB et c’est d’abord un problème social et politique. En termes boursiers, les plus grandes capitalisations étaient déjà dans les domaines de la tech et de la santé. Le poids des secteurs déprimés s’est beaucoup affaibli: l’énergie par exemple ne représente qu’un petit 3-4% du S&P 500. Sur le plan du repositionnement des investisseurs, le swing «short to long» s’est déjà matérialisé pour les pools de capital les plus rapides. Les plus lents – j’entends là les investisseurs institutionnels dont la gouvernance est plus structurée – sont encore en train de se retourner. Tout l’argent n’est pas encore revenu mais le marché est déjà nettement plus risqué qu’il y a un mois.

Doit-on beaucoup attendre des plans de relance?

Oui, et espérons que l’arrivée de vaccins qui résolvent la situation sanitaire ne serve pas d’excuse pour les jeter aux orties. A l’heure actuelle, le plus grand des dangers pour l’économie (et les marchés) est l’orthodoxie fiscale. L’équation est, somme toute, assez simple. Plus de 80% des ménages ne voient pas leurs revenus croître et donc l’économie fonctionne en sous-capacité avec, surtout en Europe, un risque de japonification. L’unique moyen de relancer la machine est que les Etats dépensent. Voyez la croissance allemande, elle a été exclusivement bâtie sur la demande étrangère car il n’y en Allemagne ni croissance des dépenses publiques, ni croissance des dépenses privées. Il ne faut donc pas que le vaccin soit une excuse pour revenir à l’austérité.

Le fameux ratio dette/PIB n’est donc pas si important que ça?

Si l’on en croit l’exemple du Japon où il atteint 240% (et que l’on croyait perdu il y a 10 ans), il n’a effectivement que peu d’importance. Le contrôle du ratio dette/PIB, très populaire lors de l’accord de Maastricht (c’est-à-dire au lendemain d’une période inflationniste), est un garde-fou pour régler un problème de gouvernance et chercher à restreindre les dérapages vers la surchauffe en période inflationniste. Nous vivons aujourd’hui un tout autre contexte où le rapport entre dette et revenus a encore du sens lorsqu’on parle des comptes des ménages privés ou de ceux des collectivités locales, mais où il a perdu toute signification lorsqu’il s’agit d’entités qui impriment la devise dans laquelle elles empruntent. Tant qu’il n’y a pas d’inflation, la dette publique n’est pas un problème. Dans ce contexte, la fin des politiques dogmatiques d’austérité est l’un des rares bénéfices de la pandémie car nous sommes loin du point où les déficits publics créeront de l’inflation.

«Le S&P a encore un peu de potentiel,
mais ce potentiel est maintenant limité.»
Alors comment aborder le marché des actions dans ce contexte?

Il me parait, en premier lieu, qu’il n’y pas de bulle sur les marchés actions et qu’ils ne reflètent pas encore tout à fait une normalisation même si, avec l’élection de Joe Biden et l’annonce de vaccins, on s’en rapproche. Ensuite, il ne faut pas tirer de conclusions sur base d’une valorisation agrégée en raison de la dispersion sectorielle du marché. Le S&P a encore un peu de potentiel, mais ce potentiel est maintenant limité.

Faut-il s’orienter vers les actions de valeur ou rester sur celles de croissance?

Le point ou les value stocks étaient le meilleur marché était fin mars. Avec l’annonce des vaccins, depuis novembre, l’écart value vs growth s’est encore comprimé et je dirais qu’à peu près deux tiers de la récupération est déjà faite. Il y a, bien sûr, des secteurs où il y a plus de stress que d’autres et donc la sélection doit se faire dans le détail (inutile de se retrouver avec une surpondération en pétrolières ou en financières dans son portefeuille). En ce qui nous concerne, nous avons renforcé certaines positions small et mid caps américaines mais la marge de manœuvre fléchit au fur et à mesure que les investisseurs baissiers perdent leur poids. Plus largement, il me parait sage de conserver des valeurs de croissance car la révolution digitale est en marche et un retour à «l’ancienne moyenne» est devenu improbable.

Un mot sur le grand traité de libre-échange des Etats de l’Asie et du Pacifique?

Il n’a pas d’effet immédiat sur les marchés mais confirme l’avènement d’un monde bipolaire avec un centre de gravité au Etats-Unis et un autre en Chine. Nous avons toujours privilégié les actions chinoises et les obligations en renminbi mais cet accord est trop frais pour influer sur nos positions. 

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