L’Europe se réveille. Après des années durant lesquelles elle a été éclipsée par les Etats-Unis, les réformes à venir et les changements structurels laissent entrevoir des perspectives plus prometteuses pour les investisseurs européens, selon Amundi Investment Institute. En parallèle, la part de l’euro dans les réserves de change mondiales pourrait s’accroître au détriment du dollar. Didier Borowski, responsable de la recherche sur les politiques macroéconomiques au sein d’Amundi Investment Institute, répond aux questions d’Allnews:
Quel est votre scénario économique dans un contexte d’incertitude géopolitique?
Face aux problèmes de gouvernance mondiale, l’incertitude n’est pas que temporaire. Il appartient aux Etats de repenser leur façon d’intervenir. Les Européens mettent davantage en avant qu’auparavant les thématiques de l’autonomie stratégique et de la souveraineté énergétique. Ce changement résulte des perturbations des chaînes d’approvisionnement et de la nécessiter de les recentrer. Les chefs d’entreprises ont besoin de processus de production résilients.
Quelles en sont les conséquences pour l’Europe?
En ligne avec les propos de Christine Lagarde ou de François Villeroy de Galhau, nous pensons que c’est une opportunité pour l’Europe. A court terme, l’Europe va souffrir de l’incertitude commerciale liée aux barrières tarifaires. En revanche, des mesures sont progressivement mises en œuvre en Europe pour accroître la compétitivité et la mobilisation de l’épargne, avec un accent mis sur l’union de l’épargne et de l’investissement, avec par exemple la possibilité d’intégrer des incitations fiscales pour canaliser l’épargne vers le financement de l’investissement en Europe. La pression externe exercée par l’administration américaine est une opportunité pour l’Europe pour lancer des initiatives imaginées et proposées parfois depuis plus de 10 ans.
«L’idée ne consiste pas à être très ‘long Europe’, mais à dire qu’il y avait un excès de pessimisme en Europe en raison de la morosité des perspectives à moyen terme.»
Ces projets incluent les programmes de défense, y compris les dépenses de résilience. L’objectif de dépenses de défense de 5% de PIB s’étend à des dépenses de résilience telles que des infrastructures. Ce sont des facteurs porteurs pour l’Europe dans une perspective à moyen et long terme.
Sur le plan temporel, quelle sera la séquence des événements, entre le ralentissement à court terme et les promesses à long terme?
Tout ce qui est entrepris à l’échelle de l’Europe ne peut avoir un impact qu’à moyen terme. Cela ne modifiera donc pas les perspectives conjoncturelles des deux prochaines années. A court terme, la conjoncture est influencée par le choc d’incertitude, les obstacles aux échanges et le manque de visibilité. La croissance sera donc inférieure à celle qu’autorisent les fondamentaux de l’Europe. A court terme, une récession ne peut pas être exclue en Allemagne, très sensible aux exportations vers les Etats-Unis. Depuis le début de l’année, les perspectives se sont d’ailleurs détériorées dans certains pays européens. La croissance européenne sera plus faible en 2025 que ce qui était attendu en début d’année.
D’ici la fin 2026, le moteur de la croissance sera plus opérationnel et efficace en Allemagne et il permettra une reprise des investissements, non seulement outre-Rhin mais dans l’ensemble de l’UE.
N’êtes-vous pas trop optimistes sur le rythme des réformes en Europe?
Les réformes avancent à des rythmes différents dans un schéma que je qualifie de «Work in Progress». Après le retrait des Etats-Unis de la sécurité européenne, il y a une vraie prise de conscience des Européens de la nécessité d’accroître leurs dépenses en matière de sécurité et de défense. Le coup d’accélérateur est réel. Le rapport Draghi de septembre dernier a aussi contribué à un changement d’état d’esprit. Mais il y aura des retards, notamment en Allemagne. Il ne faut verser dans un excès d’optimisme à court terme.
Compte tenu du programme approuvé par le parlement allemand, du fait que le PIB stagne depuis cinq ans et que les retards d’investissements sont gigantesques, les Allemands n’auront pas d’autre choix que de surmonter leurs rigidités administratives. Je crois que nous pouvons leur faire confiance pour mobiliser les capitaux nécessaires et avancer dans la bonne direction.
Sur l’union du marché des capitaux, deux chantiers avancent, celui du ‘label Finance Europe’ récemment lancé pour mobiliser l’épargne des ménages en faveur de l’Europe avec de possibles incitations fiscales, et celui de l’allégement de la réglementation en matière de titrisation.
Il faut comprendre qu’une hausse de la productivité ne se décrète pas. Elle se verra plus tard, si et seulement si l’investissement repart, c’est-à-dire si le marché des capitaux est réformé pour mieux financer les projets d’investissement.
Les investisseurs réduisent leurs investissements aux Etats-Unis au profit de l’Europe. Mais comment peuvent-ils investir de façon appropriée entre un court terme morose et d’excellentes perspectives à 5 ans?
L’investisseur doit considérer les écarts de valorisation. Les Etats-Unis sont confrontés à un choc de gouvernance qui devrait persister. Les tensions commerciales sont durables. Cela montre aux investisseurs qu’ils ont accordé une confiance excessive aux actifs américains.
«Nous ne disons pas qu’il faut vendre les actions américaines, mais nous sommes très sceptiques sur le rebond stupéfiant des indices américains à la suite de la pause sur les droits de douane.»
Depuis le début de l’année, un phénomène de rotation des portefeuilles s’est produit au profit de l’Europe, d’autant que la valorisation des investissements européens était relativement plus attractive. Il s’agit en fait d’un rééquilibrage. Les petites et moyennes capitalisations devraient en profiter, car elles ont très décotées, moins sensibles au commerce mondial et qu’elles devraient finir par bénéficier de l’augmentation des salaires réels, d’un marché du travail qui reste somme toute solide, des conditions de crédit qui continueront de s’assouplir et d’une épargne excédentaire élevée. Les Européens ont un vrai trésor, leur épargne, qu’ils doivent apprendre à mobiliser pour financer des projets essentiels pour leur avenir.
L’idée ne consiste pas à être très «long Europe», mais à dire qu’il y avait un excès de pessimisme en Europe en raison de la morosité des perspectives à moyen terme. Or ce sont précisément ces dernières qui s’améliorent progressivement. Les Etats-Unis font certes preuve de résilience à court terme mais, à l’inverse de l’Europe, les perspectives de moyen terme s’assombrissent. Il faut savoir tirer parti des changements que l’on peut anticiper d’ici 5 à 10 ans pour rééquilibrer les portefeuilles, en tenant compte naturellement des valorisations.
Le choc commercial est une opportunité pour l’Europe pour se réformer et accroître ses investissements.
Vous dites que vous ne voulez pas être «long sur l’Europe». Etes-vous baissier à court terme?
Non. Tactiquement, il y a des segments attractifs en Europe, en particulier comme je l’ai dit sur les petites et moyennes capitalisations. Elles seraient les premières à profiter d’une reprise cyclique en Europe. L’investisseur doit prendre en compte les perspectives à deux ans. Les conditions de crédit sont en train de s’assouplir et la dynamique cyclique devrait finir par redevenir porteuse, mécaniquement ces titres retrouveront un attrait. Les risques sont asymétriques sur ce segment car ces titres sont déjà très décotés. Le regard des investisseurs ne doit pas être rivé sur le très court terme. Il doit être patient. Nous ne recommandons clairement pas d’ajouter du risque dans les portefeuilles, mais de mieux les diversifier. Le rééquilibrage des portefeuilles est un facteur de soutien de la rotation au profit des actifs européens.
Faut-il vendre les actions américaines?
Nous ne disons pas qu’il faut vendre les actions américaines, mais nous sommes très sceptiques sur le rebond stupéfiant des indices américains à la suite de la pause sur les droits de douane. Car les tensions commerciales vont persister et la dérive budgétaire va s’amplifier aux Etats-Unis avec le plan budgétaire.
On observe déjà une déconnexion entre les taux d’intérêt à long terme aux Etats-Unis et le dollar. Par ailleurs, la corrélation entre les actions et le dollar a changé de signe depuis le début de l’année: quand les actions américaines baissent, le dollar a tendance à baisser simultanément. Précédemment, il en allait autrement quand le dollar était perçu comme la monnaie refuge.
Dans le rebond tactique récent des actions américaines, le dollar ne s’est pas repris et les taux américains n’ont pas diminué. La thématique budgétaire inquiète de plus en plus les investisseurs. Les investisseurs internationaux étaient probablement beaucoup trop exposés au dollar. Nous assistons donc à un rééquilibrage des portefeuilles internationaux. Le processus peut bénéficier à l’Europe, ainsi qu’à d’autres investissements par exemple dans les pays émergents.
Les statistiques sont encore incertaines sur les sorties des investisseurs hors des Etats-Unis par exemple sur les bons du Trésor. Où en est ce processus?
En cas de ralentissement aux Etats-Unis, la Fed assouplira sa politique. Nous anticipons que la Réserve fédérale baissera ses taux au deuxième semestre.
Il faut bien avoir à l’esprit que les banques centrales étrangères et les fonds souverains ne peuvent pas se passer de leurs actifs en dollars. Le dollar restera la devise dominante du système monétaire international pendant encore un bon moment. En revanche, ces grands investisseurs peuvent écrêter la part des actifs en dollars dans leurs portefeuilles. Le processus a débuté et il devrait se poursuivre. En ce sens, il existe une opportunité pour l’euro pour s’internationaliser davantage. Les Européens pourraient mieux en profiter s’ils procédaient aux financements de certains investissements «existentiels» (défense, transition) à l’aide de dettes communes. Aux Etats-Unis, la dérive budgétaire est un risque majeur à moyen-long terme.
Les changements, en finance, se font non pas lentement mais à travers un choc soudain. Le déclin de la part des actions américains dans le MSCI Monde diminuera-t-il d’un coup ou de 0,5 point par an?
Les investisseurs doivent être prudents dans leur allocation. Je pense plutôt que la baisse de l’allocation américaine sera graduelle. En revanche, des pics de tension peuvent se produire sur le financement des bons du Trésor américain s’il s’avère que les recettes fiscales ne sont pas au rendez-vous. Il faudra suivre de près le débat sur le budget qui est maintenant discuté au Sénat. Le projet cristallisera une dérive des finances publiques américaines. De facto, les bons du Trésor jouent beaucoup moins le rôle de valeur refuge que par le passé.
«L’une des plus grandes inquiétudes concerne la dynamique de la dette publique américaine.»
L’incertitude actuelle envoie un message intéressant sur l’écosystème macrofinancier mondial: la confiance envers les actifs américains était excessive au regard de l’instabilité de la gouvernance actuelle.
Qu’en est-il du dollar dans les réserves de change?
La part du dollar atteignait 70% des réserves des banques centrales étrangères il y a plus d’une une décennie. Elle est descendue à 58% à la fin 2024. Cette part devrait encore baisser sans toutefois s’effondrer. Aucun Etat ne peut se passer du marché des titres du Trésor américain, qui est le plus liquide et le plus profond au monde.
Nous avons vu que la part de l’or s’est accrue dans les réserves de change pour atteindre un sommet depuis 30 ans. La part de l’euro, qui est toujours sous-évalué, peut aussi progresser. Le rééquilibrage des portefeuilles peut se poursuivre compte tenu de l’anticipation par l’investisseur international d’une augmentation de la part de l’euro dans les réserves de change, en réponse aux efforts de diversification, ainsi qu’à la valorisation relativement attractive des actifs en euros.
Est-ce l’or ou l’euro qui profite du déclin du dollar?
L’or a été le premier bénéficiaire du déclin du dollar. Aujourd’hui, tout repli de l’or génère des achats. L’euro ne va pas se substituer à l’or, ni au dollar. Mais plus les Européens confirmeront leurs promesses d’investissements dans l’avenir (transition énergétique, défense, infrastructures) et plus ils rassureront les investisseurs européens sur l’avenir de l’Europe.
Qu’en est-il des investissements dans les pays émergents?
Certains pays émergents souffriront de la guerre commerciale, mais d’autres ont leur propre cycle domestique. Il faut distinguer entre les pays sur la base des fondamentaux. La part des émergents dans l’économie mondiale va continuer de croître durant la prochaine décennie.
Sur le conflit commercial, quelle solution peut être considérée comme neutre aux yeux des marchés?
Le conflit commercial n’est pas à lui seul un critère de positionnement «risk-on» ou «risk-off». L’investisseur réfléchit en termes de valorisation relative. Pour nous, face à la fragmentation accrue des chaînes de valeur, le message important est celui du grand retour de la diversification géographique comme axe de diversification dans les portefeuilles. Le choc sur le commerce mondial concerne davantage les relations inter-blocs qu’intra-blocs.
Est-ce que le marché des actions est en train de «grimper un mur d’incertitudes» (climb a wall of worries)?
Les incertitudes nous accompagnent depuis longtemps. C’est pourquoi il faut être prudent dans la structure du portefeuille et aller chercher des couvertures possibles. L’une des plus grandes inquiétudes concerne la dynamique de la dette publique américaine. C’est une incitation supplémentaire pour diversifier davantage le portefeuille.
Le bon du Trésor n’étant plus le taux sans risque, quel est son nouveau remplaçant?
Il n’y en a pas vraiment. C’est une opportunité historique pour les Européens afin de se mettre d’accord sur le type d’investissement qu’ils pourraient financer de façon commune. A l’échelle mondiale, les grands investisseurs seraient sûrement très intéressés par un instrument de dette profond et liquide européen. Des propositions existent en ce sens. La balle est dans le camp des leaders européens.