Pour Nicholas Bratt de Lazard Asset Management, mieux vaut miser sur les entreprises qui sont capables de s’adapter à une longue période de renchérissement.
En charge d’un concept d’investissement thématique consacré aux opportunités de placement dans un contexte de plus forte inflation, Nicholas («Nick») Bratt, gérant de portefeuille chez Lazard Asset Management, décrit son approche d’investissement. Il explique aussi pourquoi il ne faut pas sous-estimer la possibilité d’une inflation plus élevée sur le long terme. Entretien.
Je ne suis pas un chercheur ou un académicien qui prétend pouvoir prédire quelle sera l’évolution de l’inflation au cours des prochains mois. Toutefois, je suis suffisamment âgé pour me souvenir des années 1970 et pour être conscient à quel point une inflation élevée est quelque chose de difficile à vivre, non seulement pour les banques centrales et les entreprises mais aussi pour la société dans son ensemble. En outre, le phénomène d’inflation plus élevée observée actuellement s’inscrit dans une tendance de long terme et ne limitera pas à un simple épiphénomène de courte durée. C’est pourquoi, il est à mon avis très important de distinguer entre le court et le long terme. Dans les prochains mois, il certes vraisemblable que l’on assiste à la publication de chiffres d’inflation plus bas.
D’une part, parce que les chiffres de comparaison annuels seront déjà basés sur des niveaux plus élevés il y a un an. D’autre part, car les relèvements successifs des taux directeurs des banques centrales produisent leurs effets avec un certain décalage. Pour autant, je m’attends à ce que les banques centrales – BCE en tête – gardent une attitude ferme au cours des prochains mois. Un des problèmes qui se pose actuellement pour les banques centrales est qu’elles ont dû admettre qu’elles ont eu tort car elles ne sont aperçues que trop tardivement que l’inflation n’était pas de nature transitoire, comme elles l’ont affirmé jusqu’à fin 2021. Le déclenchement de la guerre en Ukraine n’a été que l’étincelle qui est venue s’ajouter à la cendre qui brûlait déjà. C’est pourquoi, je m’attends à ce que dirigeants de la Fed et de la BCE continuent de jouer aux durs au cours des prochains mois en poursuivant une politique monétaire toujours restrictive. Ce n’est que si les choses tournaient vraiment mal – par exemple en cas de sérieuse récession aux Etats-Unis – que la Fed va accepter d’abaisser à nouveau ses taux directeurs.
La question est de savoir jusqu’à quel point. Je ne pense pas que les enjeux liés à l’inflation vont disparaître d’un jour à l’autre. Outre certains facteurs bien connus comme les prix des matières premières ou les coûts du transport, il existe actuellement aussi certaines incitations sur le plan des politiques budgétaires qui inciteront à accepter une inflation plus élevée. Les gouvernements fortement endettés ont tout intérêt à laisser courir un peu l’inflation.
Nous avons assisté à presque 40 années de recul continuel de l’inflation accompagné d’une baisse concomitante des coûts du capital, ce qui a aussi longtemps profité à la fois aux marchés obligataires et des actions. Le fait d’avoir un taux d’escompte très bas a aussi contribué à augmenter la valeur des actions. Désormais, nous sommes entrés dans une nouvelle ère durant laquelle l’inflation sera certainement significativement plus élevée qu’au cours des dernières décennies. Certes, l’inflation redescendra de son niveau actuel de 6 à 7% aux Etats-Unis mais elle ne retombera qu’à un peu plus de 3%. Elle ne reculera probablement pas en dessous de ce niveau – sauf en Suisse, qui constitue un cas particulier. Des taux d’inflation plus élevés auront aussi des implications en profondeur sur les coûts du capital ainsi que sur l’allocation d’actifs.
Nous ne sélectionnons pas des entreprises en fonction d’un secteur d’activité spécifique ou en rapport avec un quelconque benchmark. Nous ne choisissons pas non plus des entreprises en fonction d’un style d’investissement donné, tel que «growth», «value», «quality» ou d’autres styles. Notre approche consiste plutôt à évaluer dans quelle mesure le monde évolue, comment certaines transformations modifient la façon de travailler des entreprises et de quelle manière celles-ci peuvent s’adapter ou tirer parti des transformations en cours de l’économie et dans les structures industrielles à travers le monde.
Une tendance de fond, et qui aura des implications en profondeur pour beaucoup d’entreprises, est celle de la démographie. Avec le départ à la retraite de la génération dite des baby-boomers, il manquera toujours plus de personnel qualifié dans toutes sortes de domaines d’activité et de pays, y compris dans certains pays émergents. La population de la Chine a déjà commencé à diminuer. Cela aura d’importantes implications non seulement pour ce pays mais aussi pour toute l’économie mondiale. On peut aussi évoquer les investissements nécessaires pour limiter le réchauffement climatique qui tendront à renchérir les coûts dans différents domaines. Autre sujet: la géopolitique. Le cadre géopolitique a connu une sérieuse détérioration ces dernières années. Les entreprises doivent en tenir compte dans l’organisation de leur chaîne d’approvisionnement. En lien avec ce thème, il y a aussi toutes les questions en rapport avec la dé-globalisation ou la relocalisation («re-shoring») d’une partie de la chaîne d’approvisionnement des entreprises dans des endroits plus proches et moins sujet à des risques d’interruption de livraison. On est en quelque sorte passé du «just in time» au «just in case», à savoir qu’il faut avoir des solutions de rechange en cas de problème sur l’un ou l’autre de ses sites de production. Toutes ces tendances auront d’importantes implications en termes de coûts.
Non, cela représente seulement la première étape dans cette réflexion. Il est important d’évaluer toutes les tendances et toutes les transformations qui sont susceptibles d’influer sur le développement et la rentabilité des entreprises.
S’agissant de la capacité pour certaines entreprises de pouvoir capter les hausses de prix à la consommation, on peut citer l’exemple des émetteurs de cartes de crédit tels que Mastercard et Visa. La «matière première» pour ces sociétés est le chiffre d’affaires réalisé par leurs clients lorsque ceux-ci achètent quelque chose avec leur carte de crédit. Le fait qu’il y a un peu plus ou un peu moins d’inflation ne modifie pas leur capacité concurrentielle.
Un autre exemple bien connu est McDonalds. Cette société exploite les franchises mais elle n’est pas en charge de la gestion au quotidien des affaires de chaque point de vente. Ce sont les gérants des points de vente qui, eux, doivent gérer les variations de coûts des produits, non pas la société qui détient les franchises.
Dans le domaine du divertissement, Live Nation est aussi une société intéressante au sortir de la pandémie. Après que les restrictions mises en place à cause du Covid ont été levées, on a pu observer pratiquement partout dans le monde que les gens étaient prêts à dépenser beaucoup d’argent pour aller voir des spectacles live. Même des prix un peu plus élevés n’ont pas freiné leur enthousiasme.
On peut aussi citer les grandes marques de luxe dont les produits sont parfois utilisés comme un moyen de conserver de la valeur. En tout, nous avons identifiés six thématiques, incluant chacune une dizaine d’entreprises, qui permettraient de mieux surmonter une longue période d’inflation.
On achète chaque fois entre 8 et 10 actions pour chaque thème retenu qui sont pondérées de façon égale. Si nous avons identifié 5 thèmes, le nombre de titres peut aller jusqu’à 50 au maximum. Si nous choisissons 6 thèmes, ce nombre pourrait alors grimper jusqu’à 60 titres. En revanche, nous ne surpondérons pas activement une société ou une autre, même lorsque l’une d’entre elles nous paraît particulièrement intéressante.