Il est possible d’obtenir une désinflation, mais sans douleur

Yves Hulmann

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Compte tenu d’un taux de chômage toujours faible, la Fed a le temps d’attendre avant de baisser ses taux, estime Steven Bell de Columbia Threadneedle.

Les chiffres de l’inflation publiés pour le mois de janvier aux Etats-Unis, qui a fléchit à 3,1% sur un an, soit un peu moins que les 2,9% qui étaient attendus par les analystes, ont quelque peu refroidi l’enthousiasme des marchés en début de semaine. Que faut-il attendre au sujet de l’évolution de l’inflation ces prochains mois et quand les premières baisses de taux pourraient-elles être annoncées par la Fed et la BCE? Entretien avec Steven Bell, chef économiste EMEA chez Columbia Threadneedle Investments, à l’occasion d’un récent passage à Genève.

Quels ont été selon vous les principaux messages et enseignements que l’on peut tirer de la réunion de la Fed fin janvier et des déclarations qui ont été faites depuis par ses dirigeants au sujet des taux d’intérêt?

S’agissant de la capacité des banques centrales à pouvoir prédire l’évolution future de l’inflation et des taux d’intérêt, il faut se souvenir que les banques centrales ont échoué à anticiper la remontée de l’inflation, tout comme elles n’ont pas su prévoir la baisse de l’inflation. Dans le contexte actuel, la bonne nouvelle est qu’étant donné que le taux de chômage est si bas actuellement, en particulier aux Etats-Unis, la Fed peut prendre le temps d’agir. C’est aussi pourquoi l’on parle parfois de «désinflation immaculée», à savoir qu’il est possible pour la première fois d’obtenir une désinflation, mais sans douleur. Les prix baissent mais le chômage ne remonte que très faiblement et il n’y a pas de récession.

«Les prix baissent mais le chômage ne remonte que très faiblement et il n’y a pas de récession.»

A chaque déclaration de la Fed, on a l’impression que l’on assiste à un nouveau report du moment où la banque centrale va commencer à baisser ses taux. Pourquoi la Fed agit-elle de cette manière?

Effectivement, les anticipations des marchés au sujet d’une première baisse de taux directeur de la Fed en mars ont fortement diminué récemment. D’environ 86% en fin d’année dernière, cette valeur a largement diminué. Jerome Powell a même pris la parole pour expliquer qu’une baisse des taux en mars n’était pas le scénario de base de la Fed. Cela peut s’expliquer à la fois pour des raisons liées au contexte politique – critiqué par Donald Trump, Jerome Powell veut peut-être s’assurer qu’il ne cherche pas à faire baisser les taux dans le but de favoriser la réélection de Joe Biden – que par des motifs liés au fait que la Fed évitera d’agir avant de disposer de toutes les données qui justifient son action.

Le recul observé de l’inflation ces derniers mois ne suffit-il pas?

L’accent est placé actuellement avant tout sur l’évolution de l’inflation liée aux salaires. Si le taux de sans-emplois était par exemple de 6% aux Etats-Unis, cela ferait longtemps que la Fed aurait déjà abaissé ses taux. Or, le taux de chômage n’était que de 3,7% en janvier. La Réserve fédérale a donc le temps d’attendre avant de baisser ses taux.

Quelle est votre analyse de la situation en Europe?

En Europe, la politique monétaire ne fait actuellement pas l’objet d’enjeux sur le plan politique, contrairement aux Etats-Unis. C’est une décision purement économique.

«Critiqué par Donald Trump, Jerome Powell veut peut-être s’assurer qu’il ne cherche pas à faire baisser les taux dans le but de favoriser la réélection de Joe Biden.»

En Europe aussi, l’attitude de la BCE ne peut-elle pas être considérée comme très restrictive, compte tenu du recul de l’inflation et d’une croissance économique très faible?

Il faut distinguer entre deux aspects: la croissance économique, qui est de toute façon très faible actuellement dans la zone euro, et la situation sur le marché du travail. Le taux de chômage est à son plus bas niveau depuis le lancement de l’euro. Or, la BCE est beaucoup plus sensible à l’aspect du taux de chômage qu’à celui de la croissance du PIB. De plus, il y a des chances que la consommation en Europe, qui s’était littéralement effondrée après le Covid et sous l’effet de la hausse des coûts de l’énergie suite au déclenchement de la guerre en Ukraine, commence peu à peu à redémarrer. La consommation en Europe sera certainement meilleure au deuxième semestre.

N’y a-t-il pas certains risques que l’on assiste à une remontée des prix de l’énergie compte tenu des incertitudes au niveau géopolitique, comme les tensions en Mer rouge depuis décembre?

Dans l’ensemble, force est de constater que les prix du gaz ont fortement baissé par rapport à l’hiver précédent. Transporter du gaz naturel liquéfié des Etats-Unis vers l’Europe ne coûte que quelques dollars. De nouveaux terminaux ont été construits, des transporteurs sont aussi en train d’être construits. S’y ajoute aussi la diminution des coûts de l’électricité produite à l’aide des énergies renouvelables. Certes, l’Allemagne souffre encore de la hausse des coûts de l’énergie et de l’affaiblissement de son économie depuis 2023 mais un pays comme l’Espagne est en bien meilleure forme. C’est pourquoi, en Europe également, la banque centrale va se concentrer avant tout sur l’inflation salariale ces prochains mois, indépendamment des effets des coûts de l’énergie sur l’inflation en général.

«Les entreprises de la Tech vont continuer à générer une croissance des bénéfices soutenue – mais celle-ci ne sera peut-être plus aussi exceptionnelle que celle qui avait été observée récemment.»

Et que faut-il attendre concernant l'inflation salariale?

Elle sera ralentie par trois facteurs en Europe. Premièrement, la prévalence de l'indexation des salaires a généralement diminué mais elle reste plus importante que dans d'autres pays. La baisse de l’inflation réduira directement l’indexation. En outre, le marché du travail s'est surtout caractérisé par des augmentations salariales ponctuelles à la suite de négociations spécifiques. Il est néanmoins beaucoup plus facile de les renouveler cette année. Enfin, bien que le chômage ait baissé, le marché du travail s'est normalisé de sorte qu'il y a moins de pénuries aiguës de personnel. Globalement, je pense que même si l'inflation revient progressivement à 2% au cours de l'année, la BCE ne va pas agir sur la base de prévisions - elle va se fier à des données qui vont dans le sens qu'elle souhaite.

Au Royaume-Uni, la situation est encore un peu différente: l'inflation des salaires diminue également, mais à partir de niveaux très élevés. Le salaire minimum augmentera de 10% en avril. Dès lors, la Banque d'Angleterre (Bank of England, BoE) maintiendra certainement sa position attentiste au cours des prochains mois et elle ne fera pas le premier pas en termes de baisse des taux. La BoE sera très réticente à baisser ses taux tant que toutes les données ne montreront pas une forte baisse de l'inflation salariale au Royaume-Uni.

Après leur forte progression en novembre et décembre dernier, les marchés des actions ont poursuivi leur hausse en 2024, notamment aux Etats-Unis sous l’effet des valeurs technologiques. Qu’en pensez-vous?

Tout scénario d’anticipation d’une baisse des taux d’intérêt est un motif d’optimisme pour les marchés financiers. En ce qui concerne la focalisation sur les valeurs liée à la Tech et aux «7 magnifiques», on constate que même en retirant le secteur des technologies, le S&P 500 compte néanmoins parmi les indices qui a surperformé une grande partie des autres indices boursiers dans le monde. A mon avis, les entreprises de la Tech vont continuer à générer une croissance des bénéfices soutenue – mais celle-ci ne sera peut-être plus aussi exceptionnelle que celle qui avait été observée récemment. Les actions américaines continuent de croître de manière importante mais ces niveaux sont déjà largement intégrés dans les prix. 

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