Guerre technologique

Salima Barragan

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Selon Nidhi Mahurkar d’Investec, les États-Unis et la Chine amorcent un long conflit sur la technologie rappelant celui de la guerre froide.

Les pourparlers avaient laissé entrevoir un espoir d'accord sur les tarifs douaniers. Jusqu’à l'annonce soudaine de Trump de surtaxer 200 milliards de dollars d'importations chinoises (élevant les tarifs douaniers de 10 à 25%). Cette escalade, qui met l’économie mondiale en péril, n’est-elle pas un prétexte pour contrer la course à la technologie, au moment où la Chine se prépare à devenir le maître de l’intelligence artificielle? Entretien avec Nidhi Mahurkar, Investment Director chez Investec.

Le scénario central d’un apaisement des tensions commerciales ayant été écarté, quel est votre nouveau scénario?

Les rivalités commerciales entre les Etats-Unis et la Chine ont engendré des incertitudes quant à la croissance mondiale et aux bénéfices des entreprises. Dans ce contexte, nous ne nous attendons pas à une hausse significative des évaluations, bien que les évaluations des actions soient maintenant raisonnables sur l’ensemble de la zone.

L’exposition directe des revenus aux échanges commerciaux entre les Etats-Unis
et la Chine est limitée sur la plupart des autres marchés.

Notre scénario central consiste en un accord retardé sur les droits de douane cette année, et non en un scénario sans accord. Nous pensons que les deux parties mettront à l’épreuve leur détermination mutuelle, mais en fin de compte, la logique économique et les considérations politiques à l’approche d’une année électorale aux Etats-Unis conduiront à un accord. La guerre du leadership dans les technologies clés, des droits de propriété intellectuelle et des droits d’accès au marché intérieur chinois ne cessera pas de sitôt.

Quelle est son implication dans vos investissements en actions émergentes?

Concernant les prévisions de bénéfices des entreprises, elles ont déjà été revues à la baisse. Le secteur de la technologie à Taiwan et en Corée du Sud ont la plus grande sensibilité aux tarifs douaniers car leur chaîne d’approvisionnement implique une production chinoise et leurs revenus sont aussi largement exposés aux États-Unis. En dehors de ces deux marchés, l’exposition directe des revenus aux échanges commerciaux entre les Etats-Unis et la Chine est limitée sur la plupart des autres marchés. Le marché chinois lui-même est très peu exposé aux Etats-Unis, l’impact le plus important sur l’économie chinoise se manifestant par une perte de confiance des consommateurs, une régression des investissements et la menace de suppressions d’emplois dans le secteur manufacturier. Toutefois, un scénario sans accord freinerait toute croissance des bénéfices dans la région et les marchés ne s’y attendent sans doute pas à l’heure actuelle.

MSCI Chine a connu une compression des évaluations de 12% depuis le 3 mai, lorsque Trump a annoncé la hausse des droits de douane. Nous pensons que le marché a partiellement pris en compte le nouveau risque commercial. Il faut s’attendre à des tensions et à de la volatilité sur les marchés. Mais nous ne nous attendons pas à ce que le marché teste les creux du 18 octobre (10x Forward PE) que nous pourrions considérer comme trop baissiers, étant donné que la politique chinoise s’est considérablement assouplie depuis lors et que la Réserve fédérale américaine a adopté une position tout à fait conciliante. Par conséquent, les conditions financières et les politiques actuelles ne sont plus aussi restrictives que l’an dernier. En matière d’évaluation, le marché s’en trouvera soutenu.

Il est plausible que Huawei soit retiré de la liste des entités
une fois que des concessions suffisantes auront été obtenues.
Le déséquilibre commercial fait les gros titres. Le conflit ne prendrait-il pas sa source dans la course technologique?

Oui, et il s’agira d’un long conflit. La Chine et les Etats-Unis constituent aujourd’hui les plus grandes puissances technologiques mondiales. La lutte pour la suprématie sur les technologies clés rappelle la guerre froide où les deux superpuissances de l’époque se disputaient le pouvoir. Par exemple, la Chine dispose d’un avantage évident en matière d’intelligence artificielle et d’apprentissage machine, domaines dans lesquels elle a rapidement rattrapé son retard sur les Etats-Unis. La taille de sa base d’utilisateurs, l’accès à de vastes quantités de données, son écosystème de capital-risque et le soutien ciblé de l’État constituent autant d’avantages essentiels qui marqueront la position de leader du pays dans cette technologie révolutionnaire qui va transformer notre vie actuelle. L’infrastructure 5G est au cœur des technologies de pointe dans lesquelles la Chine est très bien placée. En revanche, les Chinois restent très dépendants de l’industrie américaine des puces dans les domaines de l’informatique et des smartphones et aussi, potentiellement, des puces d’IA. Ces interdépendances ne vont pas être résolues dans les prochains trois à six mois et les deux pays devront apprendre à collaborer.

Malgré les problématiques politique et technologique qui entourent le dossier Huawei,  imaginez-vous la levée des sanctions américaines sur cette société?

Le changement de la position américaine à l'égard de Huawei est à surveiller. Si vous considérez ZTE comme un cas d'espèce, il est plausible que Huawei soit retiré de la liste des entités une fois que des concessions suffisantes auront été obtenues. Le fait qu'il s'agisse d'une question politiquement chargée des deux côtés rend à la fois le calendrier et l'issue de ces négociations plus imprévisibles.

Les américains s’intéressent de très près à la technologie 5G…dont Huawei est le champion incontesté…

Oui, le 5G a une implication. Les deux pays se disputent le leadership dans le déploiement commercial de la 5G. La Chine a pris une longueur d’avance et teste actuellement cette technologie qui servira de base à de nombreux services de nouvelle génération, tels que la conduite autonome dans les villes intelligentes. Les Chinois ont commencé à investir dans la 5G en 2013, ce qui leur confère un avantage de précurseur. Les Etats-Unis ont lancé des services 5G dans certaines villes avant la Chine, mais ils ne sont pas en mesure de déployer les services 5G à l’échelle nationale, car il reste encore beaucoup d’infrastructures à construire.