Eliminer les émissions restantes de façon permanente

Yves Hulmann

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Lors de Building Bridges, Neustark et UBS ont souligné l'importance des technologies servant à l’élimination du dioxyde de carbone pour atteindre le net zéro. Explications avec Lisa Braune.

Les trois journées d’action, ou «Action Days», qui se sont tenues de mardi à jeudi dans le cadre de l'édition 2024 de Building Bridges, ont permis à des experts et au public de s'informer à propos de diverses approches en lien avec l'investissement durable, en accordant aussi une large place aux solutions et technologies permettant de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Parmi celles-ci figurent notamment les technologies en lien avec l’élimination du dioxyde de carbone (EDC), plus connue sous le nom de carbon dioxide removal (CDR) en anglais. La Suisse compte de multiples acteurs dans ce domaine à l’exemple de Climeworks, une société bien connue à l’international qui dispose de sites en Islande notamment, mais aussi Neustark, une spin-off issue de l’EPFZ. En juin dernier, la start-up basée à Berne a levé quelque 69 millions de dollars, un tour de financement qui doit lui permettre d’accélérer sa phase de croissance («scale-up») et de poursuivre son développement sur le marché de l’élimination du dioxyde de carbone. Ce tour de financement mené par Decarbonization Partners, soutiendra Neustark dans son objectif de parvenir à éliminer de manière permanente 1 million de tonnes de CO2 à l’horizon de 2030. En plus des montants investis par différents fonds de capital-risque, des entreprises comme Holcim, avec qui Neustark a une collaboration stratégique, ou encore Siemens Financial Services ont participé à ce tour de financement. UBS y a aussi contribué via un financement de dette.

«Le processus de minéralisation stocke le CO2 capturé pendant des centaines de milliers d'années, et le risque d'inversion de ce processus est très faible, voire nul.»

Techniquement, Neustark a mis au point et déployé une solution protégée par la propriété intellectuelle qui permet d'éliminer durablement le dioxyde de carbone de l'atmosphère en capturant le CO2 à la source, puis en le liant à des flux de déchets minéraux grâce à un processus de minéralisation accéléré. Pratiquement, le CO2 biogénique est capturé dans des usines de biogaz partenaires, puis liquéfié et transporté vers des sites de recyclage des déchets de construction. Là, le dioxyde de carbone est injecté dans des granulats de béton provenant de bâtiments démolis ou dans d'autres déchets minéraux tels que les scories et les boues. Les agrégats carbonatés et recyclés peuvent ensuite être utilisés pour construire des routes ou produire de nouveaux matériaux de construction recyclés. Le processus de minéralisation stocke ainsi le CO2 capturé pendant des centaines de milliers d'années, et le risque d'inversion de ce processus est très faible, voire nul. Neustark travaille à la fois avec des usines de biogaz pour obtenir et capturer le CO2, avec des recycleurs de béton afin de stocker ensuite le CO2 ainsi qu’avec des entreprises ayant des stratégies climatiques ambitieuses qui acquièrent son EDC (élimination du dioxyde de carbone).

Pourquoi miser sur les technologies d’élimination du dioxyde de carbone (EDC) et comment cette approche peut-elle compléter d'autres mesures visant à réduire les émissions de CO2? C’est l’un des sujets qui a été abordé mardi dans le cadre d'une table-ronde consacrée à la planification de la transition en Suisse durant laquelle a été présenté le «Livre blanc» d’UBS, une étude qui s’est penchée sur la décarbonisation de l'économie suisse.

Dans ce rapport, UBS a observé que la Suisse est certes sur la bonne voie pour atteindre ses objectifs de réduction des émissions mais que, pour maintenir le cap, il sera aussi nécessaire de développer les énergies renouvelables, d’augmenter les capacités de stockage d’énergie et de mettre en place d'importantes capacités de captage et de stockage du CO2. Quel peut être alors l’apport des technologies d’élimination du dioxyde de carbone (EDC) - et quelles sont leurs limites? Le point avec Lisa Braune, Responsable EDC chez Neustark, qui décrit les enjeux en lien et les défis liés à la recherche de financement supplémentaire pour poursuivre le développement de la société qui expoite désormais 29 sites servant au captage et au stockage du CO2.

«Il y a pour l'instant environ 15 à 20 entreprises, dont UBS en Suisse, qui achètent de grandes quantités de certificats CDR afin d’éliminer du dioxyde de carbone de manière permanente.»

Comment le marché en rapport avec l’élimination du dioxyde de carbone (EDC), ou carbon dioxide removal (CDR), pourra-t-il atteindre un jour une taille critique suffisante afin de jouer un rôle significatif dans la transition vers le net zéro?

La question peut être considérée de différents point de vue. D'un côté il y a plusieurs technologies et plusieurs prestataires qui proposent des solutions d’élimination du dioxyde de carbone de différentes manières. D'un point de vue technologique, il y a toujours de nouveaux développements en cours et il est difficile de prévoir combien de temps sera nécessaire pour pouvoir développer l’usage de cette technologie à grande échelle. L’aspect encore beaucoup plus important est de savoir comment le marché du CDR peut augmenter en taille et dans quels délais. Aujourd'hui, chez Neustark, tout comme Climeworks par exemple, nous vendons les certifcats CDR à des entreprises qui ont des objectifs de zéro émission et qui achètent volontairement ces certifcats. Étant donné que tout se passe sur une base volontaire, ce marché ne peut pas être étendu rapidement. Il y a pour l'instant environ 15 à 20 entreprises, dont UBS en Suisse, qui achètent de grandes quantités de certificats CDR afin d’éliminer du dioxyde de carbone de manière permanente. Aujourd’hui, il y a encore très peu d’entreprises qui achètent vraiment des quantités de certificats CDR. Le développement de ce marché est aussi très concentré : ainsi, sur le plan mondial, 70% des certificats CDR sont achetés par Microsoft. Beaucoup de start-up ont des projets dans le domaine de l’élimination permanente du dioxyde de carbone mais elles ne peuvent pas se développer aussi vite qu’elles le souhaitent car il y a encore peu d’entreprises qui achètent volontairement des certificats CDR.

Comment les choses pourraient-elles alors avancer plus vite?

Il faudrait beaucoup plus de soutien de la part de la politique ou des investisseurs pour que les choses avancent plus vite. On peut envisager plusieurs solutions: soit, premièrement, via la compliance. Deuxièmement, faire de sorte que les grandes entreprises, notamment, ne puissent plus acheter ces certificats uniquement sur une base purement volontaire. Troisièmement, un mécanisme de financement pourrait être mis en place, comme cela existe déjà aux Etats-Unis, au Danemark ou en Suède. De cette manière, et grâce aux économies d’échelle obtenues, les certificats deviendraient progressivement meilleur marché et un plus grand nombre de ceux-ci pourrait être vendus.

Actuellement, l’achat de certificats CDR repose sur une base volontaire. N’y a-t-il pas déjà une certaine pression qui vient de la part des investisseurs, que ce soit via l’application des critères ESG par les gérants d’actifs, en raison des règles prévues par les caisses de pension ou d’autres entités?

Certes, il y a déjà une pression beaucoup plus importante concernant la réduction des émissions de CO22 qu’il y a vingt ans par exemple. La plupart des grandes entreprises ou grands groupes actifs sur le plan mondial se sont déjà fixés un objectif de Net Zéro d’ici 2050. C’est vrai et c’est déjà un pas important. Pour y parvenir, deux étapes doivent être franchies: premièrement, en réduisant les émissions de différentes manières dans la mesure du possible. Et après, en neutralisant les émissions restantes à l’aide de techniques d’élimination permanentes du dioxyde de carbone, comme nous les proposons.

«Sur le plan mondial, 70% des certificats CDR sont achetés par Microsoft.»

Certaines entreprises parviendront, par exemple, à réduire de 90% leurs émissions de CO2, typiquement à l’horizon 2050, grâce à différentes mesures prises en lien avec leurs activités et leur chaîne de valeur. Pour les 10% des émissions restantes, celles-ci pourront être neutralisées à l’aide de l’élimination permanente du dioxyde de carbone. Pour éliminer la part des 10% restantes, ces entreprises ne peuvent toutefois pas se dire, on attend d’abord jusqu’à 2049, puis on se préoccupera à ce moment-là de la façon avec laquelle on peut réduire les 10% des émissions restantes. C’est pourquoi il faut déjà mettre en place dès aujourd’hui des plans afin de pouvoir aussi réduire les émissions restantes qui ne peuvent que difficilement être éliminées autremment - les émissions «hard-to-abate» comme on les appelle dans le jargon. Certaines entreprises le font déjà en se fixant des objectifs intermédiaires: par exemple 50% de réductions en 2030, 70% en 2040, puis en planifiant l’élimination des émissions restantes via le CDR. En Suisse, les entreprises devront tenir compte du fait que la Loi sur le climat et l’innovation obligera toutes les sociétés à atteindre la neutralité climatique d’ici à 2050. La Suisse est bien sûr un petit pays qui ne peut pas tout changer mais elle peut aussi jouer un rôle de pionnier en la matière.

Y a-t-il des secteurs qui auront particulièrement besoin de recourir à la technologie d’élimination du dioxyde de carbone ou CDR?

Il y a deux raisons qui font que le recours au CDR peut être utile. Premièrement, il y a le type d’activité des entreprises. Des secteurs comme certaines activités de l’industrie, l’agriculture ou le transport aérien international ne pourront probablement pas arriver au zéro net en 2050 seulement en réduisant leurs émissions. Pour ces secteurs ayant des émissions «hard to abate», le recours au CDR sera nécessaire. Deuxièmement, il est déjà prévisible que des entreprises ou la société dans son ensemble dépasseront le budget d’émissions de CO2 tel qu’il est défini dans le cadre des Accords de Paris. Cela signifie que ces émissions excessives devront être retirées de l’atmosphère, notamment par le biais de l’élimination du dioxyde de carbone.

Avec le développement de nouveaux sites et de capacités toujours plus importantes permettant la capture et le stockage de CO2, n’y a-t-il pas un risque que certaines entreprises se disent que plutôt que de réduire leurs émissions elles peuvent tout aussi bien acheter des certificats CDR?

Il est peu probable que des entreprises réfléchissent de cette manière, tout simplement pour des raisons de coûts. Dans la plupart des secteurs d’activité, il est nettement moins cher de réduire les émissions de CO2 par d’autres moyens que via l’élimination du dioxyde de carbone. En outre, il y a aussi l’aspect lié à la compliance ou à la mise en conformité par rapport à certaines initiatives comme la Science Based Target Initiative (SBTI). Une entreprise pourrait difficilement dire, j’opte pour seulement 50% de réduction d’émissions et les 50% seront obtenus via l’élimination du dioxyde de carbone. Le rapport sera plutôt 90% de réduction d’émissions et les 10% d’émissions restantes par le biais de l’élimination du dioxyde de carbone. 

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