Corrigeons les incitations des gérants

Emmanuel Garessus

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Peter Kraus, star de la finance new-yorkaise, gère des fonds qui alignent les intérêts des gérants avec ceux des clients.

Peter Kraus entend mieux gérer les intérêts des investisseurs avec ceux des gérants. Après une carrière de stratégiste chez Goldman Sachs, Merrill Lynch et AllianceBernstein, il a créé Aperture Investors en 2018. Son modèle est fondé sur la gestion d’actifs rémunérés en fonction de leur performance. Les frais sont basés non pas sur le rendement absolu mais sur l’excès de rendement par rapport à l’indice de référence (30% de la surperformance). «Il est plus juste de payer pour notre valeur ajoutée que pour le Bêta du marché», déclare Peter Kraus lors d’une interview avec Allnews, à Zurich. La société, un partenariat entre Peter Krauss et Generali, dispose de neuf stratégies. Au 28 février 2023, la société gère 4,25 milliards de dollars d’actifs et emploie 59 personnes.

L’investisseur basé à New-York est également un collectionneur d’art passionné par les sculptures et les vidéos. Il visite fréquemment la Suisse, notamment pour Art Basel. Il répond à nos questions sur le développement de la gestion d’actifs et sur ses convictions sur les marchés.

Après avoir été stratégiste de Goldman Sachs, de Merrill Lynch, puis CEO d’Alliance Bernstein, vous avez créé une boutique de gestion. Qu’est-ce qui fait courir Peter Kraus?

Ma curiosité intellectuelle pour les marchés financiers reste inassouvie. Les marchés ne sont jamais les mêmes en dépit de certaines similitudes. J’adore ce défi quotidien et je me réjouis chaque matin de chercher à mieux les comprendre et à faire gagner de l’argent à nos clients.

Avec mes années d’expérience, j’ai compris à quel point les gérants n’avaient pas les mêmes intérêts que leurs clients. J’en ai déduit que l’industrie financière méritait d’être disruptée. Les clients vous donnent de l’argent pour qu’il performe. Si les incitations ne sont pas correctement établies en vue d’atteindre cet objectif de rendement, cela ne peut pas fonctionner. En finance, les clients paient des frais, que le rendement soit bon ou mauvais.

Au sein des gérants actifs, 98% ne battent pas les indices à long terme. Mais quel est le pourcentage pour les gérants fonds actifs avec des commissions de performance?

Aperture Investors compte six gérants dont l’historique de rendement porte sur trois ans. A la fin de l’année 2022, cinq ont battu l’indice et un présente un rendement identique à l’indice. C’est nettement mieux que l’industrie.

Comment avez-vous sélectionné vos gérants?

J’ai mené des centaines d'interviews de gérants ces quatre dernières années. En général, il s’est agi de 5 à 6 interviews de 2 heures avec ceux qui me plaisaient afin de bien comprendre leur perception et leur gestion du risque. Les gérants sont avant tout des analystes et non des ingénieurs de la finance. Ils entrent dans les détails d’une entreprise et aiment prendre des risques par rapport à un indice de référence. Il m’importe qu’ils comprennent bien les risques qu’ils prennent. Leur portefeuille doit être concentré sur un nombre limité de positions et pas trop diversifié. Et j’aime les gérants qui ont de l’expérience.

«Nous n’avons sans doute pas encore atteint ce que nous pourrions appeler une normalisation.»
Quelle est votre appréciation des risques macroéconomiques et géopolitiques actuels?

Il est difficile pour un gérant d’apprécier correctement et de façon persistante les risques géopolitiques. Par rapport aux risques macro-économiques, certains asset managers, les «momentum managers», présentent de bonnes performances mais ils peinent à reconnaître les points d’inflexion. Je peine à distinguer entre eux. Tous nos gérants sont des analystes fondamentaux qui sélectionnent les meilleurs titres et créent de la valeur de cette façon. La grande question consiste à définir le risque de l’univers des titres qu’ils ont choisi, qu’il soit idiosyncratique, qu’il résulte des corrélations avec les autres titres ou qu’il vienne d’un effet de levier.

Après une série de crises (covid, énergie), est-ce que vous partagez l’idée d’une normalisation progressive des marchés?

Nous n’avons sans doute pas encore atteint ce que nous pourrions appeler une normalisation. Nous avons connu 15 ans de très faible inflation, d’argent facile et d’une forte corrélation des actifs. Vous pouviez investir en partant de l’hypothèse que les banques centrales fourniraient les liquidités nécessaires. Vous pouviez utiliser le «leverage» parce qu’il était bon marché. Les temps ont changé.

L’inflation nous accompagnera encore longtemps. Cet environnement est nouveau pour la plupart des investisseurs. Comment la valeur des actifs va-t-elle s’ajuster? Comment les investisseurs vont-ils digérer ces conditions de marché? A mon avis, les taux d’intérêt resteront élevés plus longtemps qu’on ne le pense. L’inflation prendra 3 ou 4 ans avant de disparaître. Dans les années 1980, Paul Volcker a eu besoin de 4 ans pour y gagner son combat. C’est une erreur d’imaginer que la Fed baissera les taux directeurs à la fin de cette année.

Est-ce qu’il est préférable d’être investi en actions aujourd’hui qu’à la fin 2023?

Le potentiel de baisse ne devrait pas dépasser 10% aujourd’hui (S&P à 3900 au moment de l’interview, ndlr.). La courbe de taux est significativement inversée, ce qui anticipe une récession. Mais les taux d’intérêt étaient anormalement bas ces dernières années, avant d’entrer dans une phase d’inflation. Il n’y aura pas de retour à l’«anormalité» antérieure. Il est possible que les taux au comptant soient «normaux» entre 3 et 4%. Le rendement des bons du Trésor à 10 ans, à 4%, est raisonnable.

Dans cet environnement, le risque que le marché n’a pas encore suffisamment pris en compte est celui du refinancement. Avec les taux bas, des montants de dette considérables ont été émis à de très bas taux d’intérêt. Cette dette pourrait être refinancée 4 points de pourcentage au-dessus de ses conditions d’émission. C’est très significatif. Je conseille d’analyser le taux de couverture des entreprises et ses conséquences.

Que pensez-vous du modèle de fonds de placement proposé par les banques?

Les banques commercialisent des fonds de multi-managers. Elles vendent des produits à un prix fixe et allouent le capital en conséquence. Nous n’entrons pas dans ce modèle. Les banques veulent maintenir les marges les plus élevées que possible entre le montant qu’elles demandent aux clients et celui qui sert à rémunérer les managers. Je ne suis pas intéressé par cet univers basé sur l’accumulation des actifs. In fine, les banques mettent la pression sur les gérants. Elles leur disent que leurs frais sont par exemple de 65 points de base (pb), mais elles leur disent qu’elles leur donnent 30 pb mais leur confient beaucoup d’argent. L’industrie des fonds n’est pas performante en raison de ce modèle d’accumulation des actifs. Je préfère offrir de la performance.

Vous vous dites convaincus des mérites des fonds ESG. Comment intégrez-vous l’ESG?

Sous l’angle socio-politique, la sensibilité européenne à l’investissement durable est différente de celle que l’on rencontre aux Etats-Unis. Sous l’angle de l’investisseur, la question consiste à offrir un bon rendement et à évaluer la contribution de l’ESG. Nous pensons que les équipes au bénéfice d’une forte culture éthique accordent une grande attention à la transition climatique, à la gouvernance et aux aspects sociaux. Nous pensons que les entreprises gérées par ces équipes présenteront une meilleure performance que leurs concurrentes. Certains groupes énergétiques ont à leur tête de bons managers et des sociétés actives dans l’environnement en ont parfois de mauvais. Nous faisons partie des partisans de l’engagement et non de l’exclusion. Toutefois, nous procédons à un examen d'exclusion à l'échelle de l'entreprise afin d'exclure l'exposition à des activités indésirables telles que les armes controversées et les exclusions de pays fondées sur des sanctions internationales.

Sous l’angle de l’investisseur, je constate par ailleurs que le niveau d’informations en matière de durabilité est vraiment pauvre. Il n’est pas très éloigné de la situation de l’investisseur qui achèterait une compagnie sans que celle-ci ne publie ses comptes financiers. La régulation en termes d’informations financières est très insuffisante. Les autorités devraient exiger un niveau de qualité précis et de manière consistante.

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