Cessons de dénigrer les sociétés pétrolières

Salima Barragan

3 minutes de lecture

Fabrizio Quirighetti de Decalia: «les valeurs pétrolières européennes permettent d’accéder à la transition énergétique».

Vilipendés, décriés, cloués au pilori, les grands groupes pétroliers ont mauvaise publicité depuis qu’ils sont au cœur des débats environnementaux. Mais leurs détracteurs ignorent que beaucoup de sociétés pétrolières, notamment en Europe, ont dirigé une partie significative de leurs activités, et donc de leurs investissements, dans les énergies propres. Ces acteurs en plein remaniement de leur modèle d’affaires permettent ainsi d’accéder aux énergies renouvelables à meilleur prix qu’à travers les «pure players» du secteur. Le point avec Fabrizio Quirighetti, CIO chez Decalia.

Sous la pression des gouvernements (et les objectifs de zéro émission nette de CO2 d'ici 2050), de certains fonds de pension, ainsi que du grand public, comment les sociétés pétrolières s'efforcent-elle de se débarrasser de l’image négative qui leur colle à la peau?

Les sociétés pétrolières sont le bouc émissaire idéal. Mais en analysant ce secteur de plus près, nous avons découvert des sociétés pétrolières actives dans les éoliennes offshore, l’hydrogène et le solaire. Chez Shell, une division dédiée s’occupe de la capture du C02 pour rendre les activités du groupe plus durables. Beaucoup de sociétés changent de nom afin de se rendre plus vertes: la norvégienne Statoil s’est rebaptisée Equinor, Total devient TotalEnergies et Neste se sépare de Oil pour signaler qu’elle se recentre sur les énergies renouvelables. A travers les sociétés pétrolières, vous avez ainsi accès indirectement aux énergies vertes à meilleur prix que si vous achetiez des producteurs d’énergie renouvelable déjà très chèrement valorisés. Les investisseurs n’ont pas encore réalisé qu’en achetant du TotalEnergies, on accède aussi à la transition climatique. Il ne faut donc pas totalement punir le secteur, mais regarder attentivement ce qu’il comporte.

La meilleure solution consisterait à réduire ou modifier la consommation de chacun.
Quelles est la différence entre les modèles d’affaires européens et américains?

Depuis un certain temps, les sociétés européennes visent la transition climatique et avec le temps, le pétrole représentera chaque année une partie plus infime de leurs revenus. En revanche, les sociétés américaines, qui sont en retard sur leurs consœurs européennes, cherchent à compenser les émissions qu’elles produisent en faisant de la recapture de carbone. A long-terme, quoi qu’il en soit, tous ces modèles d’affaires devront faire l’effort de rester viables dans un monde sans carbone.

Prenons le cas des groupes européens qui s'emploient activement à réorienter leurs activités…

La société finlandaise Neste, dans laquelle nous étions investis, s’est bien comportée lors de la vague verte car elle a réussi à devenir le leader mondial du bio fuel, le diesel vert. Sa performance n’a plus rien à voir avec celle des sociétés pétrolières «classiques» dont elle faisait partie. Citons encore Equinor, active dans la gestion d’éoliennes offshore, ainsi que TotalEnergies dont les activités se décomposent entre 55% de pétrole et 45% de gaz naturel. D’ici 2030, Total Energie vise à produire 5% de bio fuel, 15% d’électricité, 50% de gaz naturel et seulement 30% de pétrole. Shell compte une multitude d’activités liées à l’énergie solaire et éolienne, qui passent complétement inaperçues aux yeux du public.

Pourquoi la méthode des fonds ESG à exclusion qui consiste à éviter les sociétés pétrolières n’est pas la meilleure solution?

Si l’on s’attaque à des grandes sociétés cotées comme celles citées plus haut ou les majors américaines telles que Chevron ou Exxon, d’autres sociétés non cotées ou peut-être avec moins de scrupules reprendront les activités «polluantes» à moindre coût. Faut-il rappeler qu’il existe de nombreuses entreprises gouvernementales au Qatar, en Russie, en Afrique, ou en Amérique Latine, très difficiles, voire impossibles à influencer? Aramco, qui produit à elle seule un quart du pétrole mondial, ou China Petroleum sur lesquelles les investisseurs ne pourront jamais faire d’activisme, prendront volontiers leur place. Au lieu d’exclure les sociétés pétrolières, il me semble donc plus judicieux de rentrer dans leurs conseils d’administration afin de transformer l’industrie; ce que les fonds de pension font en restant investis pour changer les choses de l’intérieur. Mais soyons honnêtes: le vrai problème de fond vient de la demande et du consommateur qui souhaite continuer à voyager à moindre coût

Les sociétés américaines n’ont pas coupé leur dividende, ce qui a attiré les investisseurs en quête de rendement.
Que pensez-vous des véhicules électriques sensés remplacer les automobiles à essence?

On ne résoudra pas grand-chose avec une Tesla, car la production et le recyclage des batteries des véhicules électriques posent de nouveaux problèmes. Leur production requiert certains minéraux, comme le cobalt, dont l’extraction qui provient à 50% du Congo amène de nouvelles problématiques environnementales et de gouvernance. En fin de compte, on ne fait que déplacer le problème. En réalité, personne n’a vraiment fait un bilan de la situation, et la meilleure solution consisterait de réduire ou modifier la consommation de chacun. Evidemment tout le monde est conscient de ce problème et aimerait que ce soit surtout son voisin qui fasse des efforts: on est dans le cas classique du passager clandestin en économie.

Le rebond, cette année, du secteur pétrolier va-t-il perdurer après la phase de reprise conjoncturelle qui a soutenu le cours du brut?

Selon notre scénario de base, le prix du baril devrait rester assez élevé pour les prochains mois car la demande va persister au-delà de la reprise. Le secteur n’avait pas beaucoup investi durant ces dernières années, ce qui résulte aujourd’hui sur un prix du pétrole élevé. D’autre part, les investisseurs vont commencer à réaliser qu’en achetant des titres pétroliers – notamment européens –, ils accèderont également à la transition énergétique, mais à meilleur prix.

D’où vient la différence de valorisations entre les actions pétrolières américaines et européennes?

Les actions des sociétés pétrolières américaines, qui s’échangent autour de 15-16x les bénéfices, se sont mieux comportées que les européennes, qui se traitent à 10x les bénéfices, car les américaines n’ont pas coupé leur dividende, ce qui a attiré les investisseurs en quête de rendement. Mais les groupes européens vont recommencer à verser des dividendes et c’est un des rares secteurs qui offre un rendement élevé.  En outre, les majors européennes avaient également pâti indirectement de la vague verte et de l’engouement des investisseurs pour le secteur des utilities en Europe car ce dernier a certainement su se réinventer plus rapidement et a donc mieux négocié le virage de la transition énergétique. Cependant avec des valorisations qui sont devenues parfois excessives, l’attrait relatif du secteur pétrolier qui lui aussi a maintenant amorcé ce virage, se renforce. Petit à petit, les investisseurs reviendront sur le secteur quand ils se rendront compte qu’acheter du Shell n’est pas plus désastreux au niveau ESG que détenir Nestlé ou EDF.

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