Appel à la mobilisation générale pour sauver l’or bleu

Anne Barrat

4 minutes de lecture

Il est urgent d’en finir avec les incohérences et l’indifférence qui entourent la gestion de l’eau alerte Marie-Laure Schaufelberger de Pictet.

Environ 4,5 milliards de personnes, soit 61% de la population mondiale, n'avaient pas accès à un assainissement sûr en 2015. Et 58% des habitants de la planète vivaient dans des zones de pénurie d'eau dans les années 2000 contre 24% dans les années 1960. Dans le même temps, la consommation de l’eau en bouteille a explosé, symbole dans certaines régions de la dégradation de l’approvisionnement en eau potable. Paradoxalement, alors que l’accès universel et équitable à l’eau potable, à l’hygiène et à l’assainissement paraît plus menacé que jamais, les questions du climat et de la biodiversité monopolisent toute l’attention de la communauté internationale. L’heure a sonné de donner à l’eau la place qu’elle devrait avoir. Eclairage avec Marie-Laure Schaufelberger, responsable de l’ESG et de la durabilité pour le Group Pictet et vice-présidente de Sustainable Finance Geneva. 

La question de l’eau semble éclipsée par celles du climat ou de la biodiversité, est-ce à dire qu’elle est moins prioritaire?

Il est d’autant plus regrettable que l’eau soit le parent pauvre de la trilogie qu’elle compose avec la biodiversité et le climat que ces trois sujets sont intrinsèquement liés. Aussi bien dans leurs causes que dans leurs effets: le réchauffement climatique aggrave la pénurie d’eau et la disparition des espèces. Inversement, les émissions de CO2 induites par des infrastructures d’assainissement obsolètes ou inadaptée, tout comme les déséquilibres des écosystèmes terrestres contribuent au réchauffement climatique. Les exemples ne manquent pas dans l’histoire récente qui illustrent cette interconnexion étroite: les inondations torrentielles qu’a connues l’Europe ces dernières années, loin d’augmenter la disponibilité en eau potable, détruisent les canalisations existantes et compromettent l’assainissement. Cependant, résoudre les problèmes climatiques et de pertes de biodiversité n’amenuiseraient pas complètement les difficultés liées à la qualité et la pénurie d’eau. De manière générale, l’augmentation inquiétante des inondations – leurs coûts est passé de 15 milliards de dollars entre 1950 et 1969 à 395 milliards de dollars entre 1990 et 2009 – s’est accompagnée d’un déclin de l’accès à une eau potable, avec de fortes disparités régionales.

«La participation du secteur privé peut permettre de réaliser des économies et d'améliorer la prestation de services.»

In fine, lutter contre le réchauffement climatique, au cœur de l’objectif de développement durable (ODD) 13, préserver et restaurer les écosystèmes terrestres comme le prévoit l’ODD 15 et garantir l’accès de tous à l’eau et à l’assainissement et assurer une gestion durable des ressources en eau au titre de l’ODD 6 devraient être trois faces d’une stratégie commune.

Comment expliquer cette moindre attention de la communauté internationale à la question de l’eau et à l’ODD 6?

Principalement pour deux raisons, qui tiennent à la mesure et au périmètre des enjeux: là où le réchauffement climatique est quantifiable et global, la question de l’eau est locale et ne peut pas être ramenée à un seul chiffre. Alors qu’il a été possible de quantifier un objectif commun de réduction de tonnes de CO2 et d’afficher l’objectif de net zéro à horizon 2050 – le défi de l’atteinte de cet objectif s’avérant beaucoup moins facile –, la définition d’objectifs reste beaucoup plus délicate dans le cas de l’eau et de l’assainissement et les données et outils manquent aux investisseurs. Le réchauffement climatique affecte tout le monde. La dégradation de la qualité et de l’accès à l’eau varie fortement d’une région à l’autre.

C’est pourquoi les solutions doivent être adaptées et les investissements ciblés. Par exemple, les systèmes de «smart water» révolutionne la gestion de l'eau et des eaux usées, offrant de meilleurs résultats à des coûts inférieurs et garantissant que les clients et l'environnement en bénéficient. Dans les pays en développement les technologies traditionnelles sont souvent dépassées par des systèmes plus agiles («leap frog») car les usines et les processus développés localement peuvent offrir des approches plus efficaces et durables.

Dans le monde entier les services publics sont confrontés à des défis de financement, de politique, d'attentes croissantes et d'infrastructures vieillissantes. La participation du secteur privé peut permettre de réaliser des économies et d'améliorer la prestation de services. En 1989, les entreprises actives en Europe, aux Etats-Unis et en Afrique desservaient 140 millions de personnes, en 2020, ce chiffres atteignait les 1,66 milliard de personnes.

Finalement, les solutions qui utilisent ou imitent des processus naturels pour fournir des services écosystémiques peuvent se révéler complémentaires à une infrastructure traditionnelle – permettant d’augmenter la résilience aux tempêtes, l'élimination des effluents ou de promouvoir la rétention d'eau en cas de sécheresse. 

Cette dimension locale ne devrait-elle pas être au contraire plus favorable à des solutions rapides que le consensus global que nécessitent les solutions pour le climat?

Oui et non: une société active dans plusieurs régions n’est pas nécessairement exposée aux mêmes risques partout, ce qui rend la problématique de la gestion des ressources d’eau hétérogène et complexe. Cela dit, en effet, il devrait en théorie être plus facile de mobiliser les acteurs locaux impliqués dans la gestion de l’eau et les problèmes qu’elle pose. Comme investisseur, il est important d’identifier les industries qui ont le plus d’impact en matière d’eau – c’est aussi celles qui sont les plus exposées aux risques de pénurie: comme les industries alimentaires et textiles. Nous devons exiger plus de transparence sur la consommation et l’impact qu’elles ont sur les eaux dans les zones où elles sont actives. Ces entreprises ont les moyens pour mettre en place des outils de consommation intelligente de l’eau. Tout comme les gouvernements, qui peuvent contrôler l’accès à l’eau, réguler la demande et l’approvisionnement, et mettre en œuvre des infrastructures d’assainissement efficientes. Quant aux populations, le problème n°1 est la prise de conscience de la valeur de l’eau. 

«Des économies significatives sont nécessaires dans la consommation domestique, l'industrie et l'irrigation.»
Finalement quel est le principal frein?

La volonté de le faire, c’est-à-dire de considérer l’eau comme une ressource essentielle et limitée. La réalisation de l’ODD 6 passe par une gestion de la demande qui minimise l'utilisation de l'eau plutôt que de maximiser l'approvisionnement. Des économies significatives sont nécessaires dans la consommation domestique, l'industrie et l'irrigation. Ce défi est cependant loin d’être insurmontable, à condition de se mettre d’accord sur un certain nombre de points, allant des données matérielles pertinentes pour mesurer les risques liés à l’utilisation et la pollution de l’eau à la valorisation de l’eau à sa juste valeur. Un vaste chantier nous attend concernant les données extra-financières et leur intégration systématique dans les processus d’investissement. Beaucoup de progrès ont été réalisés pour les données climatiques; mais pour l’eau ou la biodiversité un long chemin reste à parcourir et plus de transparence est nécessaire.

Et les investisseurs, quel rôle peuvent-ils jouer dans la préservation du droit et d’un accès à une eau potable?

Tout d’abord, en pesant sur la gouvernance des entreprises dans lesquelles ils investissent, parce que c’est la clé pour influencer la manière dont ces dernières gèrent leur impact environnemental. Ce point n’est pas spécifique à la question de l’eau, mais prend tout son sens dans ce domaine aussi. 

Ensuite, en revoyant la priorisation des ODD dans leur portefeuille, aujourd’hui dominé par le climat. Les investisseurs sont essentiels dans la construction de passerelles entre les ODD, et la mise en œuvre de cette stratégie commune aux ODD 6, 13, 14 et 15 évoquées plus haut. Concrètement ceci implique une politique d’engagement actionnariale plus ciblée sur cette problématique, notamment dans les secteurs qui ont un impact fort sur les ressources hydriques.

Enfin, en diversifiant leurs investissements pour couvrir l’ensemble de la palette des instruments financiers susceptibles d’atteindre l’ODD 6: aussi bien dans les obligations souveraines qui permettent de soutenir les Etats dans les politiques de gestion de l’eau et de l’assainissement, que dans les obligations d'entreprise et les actions cotées favorisant des  stratégies de gestion d’«eau intelligente» ou encore le capital-investissement, dans les PPP et la philanthropie lorsque la recherche du profit n'est pas possible ou appropriée. 

Quels leviers utilisez-vous concrètement pour faire avancer l’agenda de l’or bleu?

Les trois principaux leviers que nous privilégions: rediriger les flux de capitaux vers les solutions en soutenant des entreprises actives dans la distribution et l’acheminement de l‘eau ainsi que les technologies permettant l’assainissement et de limiter les pertes. Aujourd’hui ce sont plus de 10 milliards de francs redirigés à travers notre principal fonds dans ce domaine lancé en 2000. Le deuxième levier est l’engagement actionnarial, un dialogue continu avec les entreprises ayant un impact sur la réduction de l’utilisation et la pollution de l’eau – celles actives dans les secteurs alimentaire, textile, semi-conducteurs notamment – qui sont présentes dans bon nombre de stratégies globales. Finalement, le pilier non-négligeable de la philanthropie par lequel une approche ciblée sur l’eau peut permettre à des acteurs petits mais à fort impact d’avoir accès à un capital clé dans la mise en œuvre de solutions innovantes, locales et durables.

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