«Trop tôt pour acheter des actions»

Emmanuel Garessus

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Frank Bigler, de Pictet, explique «les poches qui deviennent intéressantes» et pourquoi les clients vendent lors des rebonds.

La préservation du capital n’est pas un objectif aisé à atteindre en 2022. Les principaux indices d’actions et d’obligations ont en effet chuté de plus de 10% depuis le début de l’année. Les clients fortunés des banques sont-ils toujours plus prudents ou prennent-ils de nouvelles positions? Pour le savoir, Allnews a interrogé Frank Bigler, responsable des spécialistes en investissement de Pictet Wealth Management.

A la tête de son équipe de 70 spécialistes, Frank Bigler accompagne les clients dans leurs décisions d’investissement et les aide à gérer leur patrimoine. «Nous sommes des généralistes qui couvrons toutes les classes d’actifs et tous les types de relations (gérées ou conseillées)», déclare-t-il.

Son rôle principal consiste à diversifier autant que possible les avoirs des clients et à ajuster les portefeuilles  tactiquement au gré des tendances de marché. Frank Bigler répond aux questions d’Allnews sur le déroulement de cette folle année 2022 et sur ses vues de marché:

La diversification n’a pas apporté les fruits souhaités en 2022. Comment avez-vous réagi à cette situation?

La diversification classique, combinant actions et obligations, n’a effectivement pas fonctionné cette année. Elle peut toutefois être étendue à d’autres classes d’actifs, comme l’immobilier, le Private Equity et les Hedge Funds. Cette extension de la diversification à toutes les classes d’actifs a produit des effets favorables même si la performance globale est restée négative. Pour nous, la performance d’un patrimoine ne peut pas être jugée uniquement à l’aune du rendement après neuf mois.

«Il est aussi possible d’avoir une gestion conservatrice dans les actions ou, en termes de diversification, d’avoir par exemple une exposition significative dans les Hedge Funds.»
Quelle a été la performance de vos clients?

Depuis le début de l’année, la performance pour un portefeuille balancé en francs a oscillé entre -10 et -14% à la fin juillet pour l’ensemble de l’industrie de la gestion de fortune. Chez Pictet, nous sommes plus proches des -10% principalement grâce à un profil plus conservateur que la moyenne et à une plus grande discipline dans la gestion des risques. Pictet tire traditionnellement son épingle du jeu durant les phases de marché difficiles mais n’occupe pas forcément les premiers rangs lorsque l’euphorie s’empare des bourses.

Est-ce qu’un portefeuille conservateur signifie une surpondération des obligations?

Non, pas nécessairement. Il est aussi possible d’avoir une gestion conservatrice dans les actions ou, en termes de diversification, d’avoir par exemple une exposition significative dans les Hedge Funds. Cette année, le rendement de ces derniers est meilleur que celui des obligations. Nous avons également profité de notre confiance aux vertus du franc. Le biais conservateur est obtenu à travers une foule de petites décisions. C’est à la marge que se font les différences avec les concurrents.

Lors de la crise du COVID, l’erreur consistait à vendre durant la baisse. Est-ce que la leçon a été entendue durant la correction actuelle?

La crise du COVID était provoquée par un élément exogène et la baisse s’était produite en quelques semaines. Dans de telles situations, notre rôle consiste à éviter que le client ne cristallise ses pertes au plus bas.

La phase de marché actuelle est beaucoup moins de nature exogène. La question est de savoir si, avec le retour de l’inflation, l’environnement sera durablement différent. Notre action sur les portefeuilles s’étale dans la durée au fur et mesure où nous confortons nos convictions.

Après une décennie durant laquelle les investisseurs achetaient les faiblesses de marché, nous constatons que les clients (et nous-mêmes) vendons les rebonds, réduisons les positions à risque et achetons des protections.

Est-ce que vous vous attendez à une longue période d’inflation, supérieure à celle envisagée par les banques centrales?

Nous sommes passés en trois ans d’un monde pré-covid où tout devait être meilleur marché demain à un monde où tout sera plus cher demain.

Durant l’automne 2021, l’inflation était partout considérée comme transitoire. Selon le consensus actuel du marché, elle sera prolongée.

«La sortie du COVID, un autre facteur d’inflation, pénalise encore la Chine pour une durée inconnue en raison de son impact sur la chaîne d’approvisionnement.»

L’inflation s’appuie sur une crise énergétique d’une durée difficilement prévisible, très politique et très centrée sur l’Europe, en particulier sur le gaz naturel, mais aussi sur d’autres domaines. Je pense par exemple à l’agriculture. Le conflit frappe le grenier de l’Europe. Si l’agriculture rate une récolte, c’est potentiellement aussi une saison de fertilisants qui est touchée, donc la récolte suivante. La sortie du COVID, un autre facteur d’inflation, pénalise encore la Chine pour une durée inconnue en raison de son impact sur la chaîne d’approvisionnement.

Le cash semble devenir le meilleur choix si l’on veut minimiser les pertes. Comment vos clients préservent-ils leur capital dans ces circonstances durablement difficiles?

Le cash redevient une classe d’actifs acceptable. Mais le métier n’a pas changé. Des poches sont plus résistantes que d’autres. Des classes d’actifs sont intéressantes, comme le crédit aux entreprises de trois à cinq ans, ainsi que les obligations d’entreprises, après leur correction en début d’année. Les actions de qualité tiennent bien la route. L’immobilier protège aussi contre l’inflation.

Historiquement, les actions et l’immobilier protègent les portefeuilles lors d’une phase d’inflation. Est-ce que cela reste vrai?

Il faut distinguer entre le choc que nous continuons de subir et qui amène un grand réajustement global et les changements de la vie économique. Des entreprises continuent de tirer leur épingle du jeu.

Les acteurs économiques ajustent leurs inventaires et leur stratégie d’approvisionnement, mais ils continuent de répondre aux besoins de leurs clients, qu’il s’agisse d’alimentation ou de finance. Les sociétés qui ont un fort pouvoir sur les prix n’ont pas besoin de transformer leur modèle d’affaire.

L’investisseur doit être plus sélectif qu’au moment où les liquidités étaient abondantes. Il doit être plus diversifié. La performance des dernières années était d’ailleurs fortement portée par quelques valeurs, les GAFAM. Le marché s’ajuste et permet de faire redécouvrir certains secteurs qui profitent de taux d’intérêt plus élevés, comme le secteur bancaire.

Est-ce que vos clients sont prêts à reprendre des risques dans l’espoir d’un retour à la normale en 2024?

Les clients sont plus en retrait et plus prudents, qu’ils soient des investisseurs aguerris ou très actifs. La mentalité a changé. C’est un consensus assez large. Les clients préfèrent se protéger plutôt que de prendre de nouveaux risques.

Est-ce que vous avez observé plusieurs étapes dans la propension au risque des clients ces derniers mois?

L’ajustement de l’état d’esprit s’est fait rapidement. Le déclenchement d’un conflit armé a peut-être accéléré ce changement dans la mesure où un élément de peur s’est intégré aux réflexions et a contribué à le distinguer fondamentalement de crises telles que celle de 2008.

Est-ce que le sentiment à l’égard de la finance durable a été affecté en raison de la bonne performance des actions pétrolières?

L’investissement durable est de la responsabilité de chacun. Nous avons tous un intérêt collectif à ce que les tendances s’améliorent en termes de réduction du réchauffement climatique. Il répond aussi à un intérêt personnel.

Nous avons un rôle d’accompagnement et de conseil dans une perspective à long terme. Nous pouvons présenter les meilleures solutions pour y parvenir. Le choc énergétique actuel et la prise en compte de la dépendance à l’égard du gaz russe n’est pas une surprise. Ce choc ne modifie pas les mérites de l’investissement durable.

«Le marché agit souvent tel un pendule qui oscille d’un extrême et qui en repartant dans l’autre sens ne s’arrête pas au milieu.»
Le franc est redécouvert. Est-ce que vous y voyez une tendance nouvelle et fondamentale?

La crise nous fait redécouvrir des tendances qui ne sont finalement pas si surprenantes aux yeux de professionnels expérimentés. Nous avons d’ailleurs tiré profit de notre fidélité à l’égard d’un franc qui redevient à ce qu’il a toujours été, comme le pays lui-même, c’est-à-dire une valeur refuge et un gage de stabilité.

Que pensez-vous des valorisations actuelles?

A la fin de l’an dernier, les professionnels jugeaient le marché très cher, comme il l’a été en d’autres moments de son histoire. Nous assistons à un retour des valorisations. Ce processus de rééquilibrage de nombreux phénomènes qui peuvent être familiers à des professionnels qui ont traversé plusieurs crises ces dernières décennies.

Le marché agit souvent tel un pendule qui oscille d’un extrême et qui en repartant dans l’autre sens ne s’arrête pas au milieu. Il ne faut pas sur-réagir quand le balancier part dans l’autre sens.

Est-ce le moment d’acheter?

Nous n’avons pas encore observé de forte capitulation des investisseurs, laquelle correspond souvent à un plus bas. Il est trop tôt pour acheter des actions, à l’exception de quelques perles devenant très attractives lors des corrections actuelles. L’investisseur orienté à long terme peut commencer à accumuler de telles franchises.

L’or a disparu des portefeuilles et ne cesse de baisser. Est-ce simplement partie remise?

La principale contribution de l’or est de stabiliser un portefeuille à la marge, mais pas davantage.

Quel est le piège à éviter aujourd’hui?

La pensée linéaire est le principal piège qui menace les investisseurs. Le cerveau humain a tendance à extrapoler les tendances du moment. Avec l’expérience, on apprend que la linéarité est très rare. Il faut très attentif, continuer à beaucoup s’informer, précisément pour cette raison. Nous sommes en train de construire un monde qui prendra une autre direction, mais il est difficile d’observer les premiers bourgeons qui nous permettrons d’affirmer que les marchés ont touché un plancher.

Beaucoup pensent que 2024 sera une année d’expansion sans inflation et sans hausse des taux. N’est-ce pas plutôt le scénario des années 1970 qui est le plus probable, soit de longues années difficiles?

Les analogies avec les années 1970 sont nombreuses, y compris au plan politique. La première différence est liée à la globalisation, encore inconnue il y a un demi siècle, et à la technologie, liée à l’industrie à l’époque et aujourd’hui à la digitalisation.

Il y a peut-être davantage de portes de sortie à la crise d’aujourd’hui qu’au moment du choc pétrolier de 1973. Mais il serait naïf de croire que tout sera rose en 2024. La reconstruction de fondamentaux favorables prendra du temps. Heureusement, l’être humain cherche toujours à améliorer son sort et finit par trouver des portes de sortie vertueuses.

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