Les leçons à tirer pour 2019 – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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Test de stress: qu’est-ce qui compte en gestion de fortune? Le dollar - monnaie mondiale: ce qui reste, ce qui change. L’exception suisse: souhait ou réalité?

L’année touchant à sa fin, le moment est venu de dresser un bilan: qu’est-ce qui a rendu 2018 si spéciale? Et quelles leçons pouvons-nous tirer des turbulences passées en vue de 2019? Nous analysons les qualités déterminantes de la gestion de fortune, et abordons bien sûr la vigueur du dollar, lequel domine encore les flux de paiement mondiaux – mais pour combien de temps? L’essor fulgurant de l’Asie pourrait ébranler des certitudes ancrées de longue date. Enfin, nous scrutons les opportunités et les risques que présente «l’exception suisse».

1. Test de stress: Qu’est-ce qui compte en gestion de fortune?

Bien des investisseurs préféreraient oublier 2018. Les actions ont chuté bien que les bénéfices des entreprises aient augmenté, et les obligations ne constituaient qu’une mauvaise alternative. Les événements géopolitiques ont tenu le monde en haleine. Les «foyers de tension» de l’Europe – à savoir Londres, Bruxelles, Rome ou encore Paris dernièrement – ont contribué à affaiblir l’euro avec leurs problèmes. La guerre commerciale américaine a d’abord été menée contre plusieurs États, mais elle cible de plus en plus la Chine désormais. En Amérique du Sud, le Brésil et le Mexique ont changé de cap politique. L’Argentine et la Turquie ont chacune essuyé une «tempête parfaite». Le Moyen-Orient n’est pas en reste lui non plus, se retrouvant de manière accrue le théâtre de nouveaux et d’anciens conflits entre dirigeants, un phénomène qui nous a surpris nous aussi. Il est donc particulièrement important de procéder à une rétrospective autocritique et de tenter de tirer des leçons des événements de ces douze derniers mois:

  1. 2018 a montré à nouveau que nous ne sommes pas à l’abri des surprises. C’est à juste titre que les Anglais disent: «Prepare, don’t predict» (préparer, non prédire). Une fois de plus, nous constatons qu’une bonne gestion de fortune repose davantage sur des processus que sur des prévisions. C’est la tête froide et posément que les gestionnaires avisés calibrent les portefeuilles de placement entre les opportunités de marché, la propension au risque et une stratégie à moyen terme. Les rendements annuels constituent des résultats intermédiaires, non l’objectif final. En effet, les investisseurs patients profitent du fait que le temps diversifie de nombreux risques. Ce qui semble dramatique dans l’agitation du moment se relativise avec le recul1.
  2. Rigueur, esprit d’équipe et processus bien rodés sont les piliers de toute gestion de fortune performante. Les tempêtes vont et viennent. Mais ce qui demeure, c’est le fait que le génie créateur d’un grand nombre finit par venir à bout du typhon le plus puissant. C’est la véritable raison pour laquelle l’économie mondiale et les actions internationales vont progresser sur le long terme, et non se replier. Mais la patience seule ne suffit pas. L’équipe de gestion doit aborder les choses sous différents angles et travailler de manière judicieuse. Pour y parvenir, il lui faut un dosage équilibré de proximité et de distance, d’expérience, ainsi que d’analyse assidue d’un grand nombre de détails.
  3. En fin de compte, ce sont les valeurs et les vertus universelles qui sont déterminantes. Bien sûr, les processus, le travail d’équipe et la rigueur sont essentiels. Mais les valeurs humaines communes sont à la base de tout. Elles génèrent la confiance, laquelle est porteuse de succès. Nous ne devons jamais l’oublier. Où irions-nous sans humilité, sans ouverture, sans courage et sans empathie? C’est également sous cet éclairage qu’il faut envisager la gestion de fortune: elle doit être au service de l’être humain, non l’inverse, car des points de vue sont parfois plus importants que des points de base.
2. Le dollar – monnaie mondiale: Ce qui reste, ce qui change

La vigueur affichée par le dollar cette année met trois choses en évidence:

Premièrement, le billet vert est encore considéré comme une «monnaie refuge» à l’échelle mondiale, et il devrait le rester dans un avenir proche également. Ce constat est important pour les investisseurs. Du point de vue de la Suisse, la fermeté de la devise américaine est une bénédiction, du moins indirectement. Sans cela en effet, le franc, fortement valorisé, devrait immobiliser encore plus de capitaux qu’il ne le fait déjà.

Il ne faudra probablement pas attendre longtemps pour assister
à l’émergence d’une nouvelle monnaie de référence concurrente.

Deuxièmement, il semblerait que nous assistions à un changement d’époque. En tant que monnaie de référence internationale, le dollar a soutenu l’âge d’or de la mondialisation. Néanmoins, en raison de la guerre commerciale menée par Washington, cette devise, ancien vecteur d’intégration du commerce mondial, fait de plus en plus figure de pomme de discorde – à l’instar de l’euro, qui divise l’Europe de manière croissante. C’est en particulier dans les pays émergents, dont les monnaies dépendent fortement du dollar, que l’appréciation de ce dernier est pratiquement considérée comme une «amende fiscale». J’entends souvent cette réflexion dans la bouche de décideurs asiatiques.

Troisièmement, et parallèlement, on observe chez beaucoup un malaise croissant vis-à-vis du fait que le contrôle exercé par les États-Unis sur la compensation mondiale du dollar et le système international de trafic des paiements SWIFT soit instrumentalisé sur le plan politique. Dans un monde chargé de tensions et à l’aube d’un siècle asiatique, il ne faudra probablement pas attendre longtemps pour assister à l’émergence d’une nouvelle monnaie de référence concurrente, tout au moins dans la région du projet «One Belt, One Road».

3. L’exception suisse: Souhait ou réalité?

«L’exception suisse» est à la fois un mythe et une réalité. En 2018, nous avons constaté que notre pays constituait encore un cas unique. Mais certaines de ses précieuses spécificités sont menacées.

L’histoire de «l’exception suisse» ressemble à la carrière d’un plongeur de restaurant. S’étant sortie d’une profonde pauvreté pour devenir le pays le plus riche d’Europe, la Suisse a suscité une grande admiration, mais aussi une jalousie latente, un point que nous ne devons pas oublier. C’est la seule explication à la menace à peine voilée de l’UE et de l’OCDE de transférer notre pays d’une liste «grise» dans une liste «noire» si la réforme de l’imposition des entreprises prévue par le Conseil fédéral devait être rejetée en référendum. Un tel scrutin poserait un très grand problème à notre petite économie axée sur les exportations. Nous voyons donc que l’exception suisse n’est pas quelque chose qui va de soi. 

Les spécificités de notre pays, à savoir sa neutralité et son économie libérale et fédéraliste, découlent davantage de notre histoire mouvementée que d’un quelconque plan politique. Le harcèlement napoléonien a suscité en Suisse une forte défiance vis-à-vis du centralisme étatique et renforcé le fédéralisme libéral. Bien entendu, notre plurilinguisme a également joué un rôle à cet égard. La neutralité helvétique découle de l’esprit du Congrès de Vienne. Ce dernier l’a en quelque sorte imposée à la Suisse en la présentant, dans le cadre de la politique réaliste de l’époque, comme une sorte de condition indispensable à son indépendance. A posteriori, cela s’est révélé être un avantage, et ce jusqu’à nos jours. Notre modèle, parfois sous-estimé par nos propres citoyens, est grandement admiré dans de nombreuses parties du monde. Si les États membres de l’UE avaient le choix, bon nombre d’entre eux souhaiteraient probablement un modèle similaire pour l’Union européenne. Quoi qu’il en soit, un regard sur le passé montre bien que l’exception suisse n’est pas tombée du ciel: elle n’est pas le fruit du hasard, mais le résultat d’une joute politique constante et souvent complexe. 

Aujourd’hui, la Confédération helvétique est l’un des pays les plus mondialisés et les plus riches du globe. À travers ses banques, elle gère plus d’actifs privés que tout autre État. Dans de nombreux domaines scientifiques et économiques tels que le commerce, l’horlogerie et l’industrie alimentaire ou encore la santé et le secteur financier, elle affiche une densité exceptionnelle d’acteurs internationaux. En 2018, sa croissance économique a été la plus forte d’Europe occidentale. Pourtant, ses titres boursiers ont chuté, ce qui n’a néanmoins rien d’extraordinaire au vu de l’évolution d’autres marchés importants.

«Aucun pays n’est une île», la Suisse encore moins
étant donné son interdépendance internationale si spécifique.

Les changements intervenus dans le monde cette année nous montrent toutefois très clairement que l’exception suisse ne doit être considérée ni comme une évidence, ni avec la certitude qu’elle pourra se maintenir telle quelle à long terme. «Aucun pays n’est une île», la Suisse encore moins étant donné son interdépendance internationale si spécifique. Certes, sa situation géographique au cœur de l’Europe, entourée de voisins prospères, est un avantage, et elle a su exploiter ses atouts avec habileté et clairvoyance. Mais une résiliation de l’accord-cadre conclu avec l’UE ou un échec de la réforme de l’imposition des entreprises projetée priverait la plupart des sociétés et des ménages privés helvétiques de leurs actifs, mais aussi de certaines possibilités. Depuis 2014 par exemple, les semestres d’études à l’étranger organisés dans le cadre des programmes Erasmus ne sont possibles que sur la base de mesures transitoires. Les familles suisses dont les enfants désirent passer un semestre à l’étranger ne pourraient donc plus accéder à leur souhait. Un tel sacrifice est pourtant évitable.

Le week-end dernier, j’ai visité les impressionnants entrepôts de l’entreprise familiale helvétique Ricola. Chaque année, elle achète à nos paysans de montagne 220 tonnes de plantes aromatiques et vend 90% de ses bonbons aux herbes à l’étranger. Quelle perte économique et culturelle ce serait si ces pionniers du commerce international étaient contraints de délocaliser l’approvisionnement et la production à l’étranger! Pour préserver de sacrifices inutiles notre pays si ouvert au plan mondial, le pragmatisme est plus efficace que le dogmatisme. 

L’année 2018 nous a clairement montré que certains vents économiques avaient tourné. Une diplomatie habile et des compromis concédés sur la base de froides analyses coûts/bénéfices se sont souvent révélés être des atouts déterminants pour la Suisse. Et si nous interprétons correctement les signes des temps, nous aurons besoin de ces avantages de manière accrue à l’avenir. Il ne faut donc pas les compromettre.

 

1 La marge de fluctuation annuelle de la plupart des indices boursiers ne correspond pas à 12 fois la marge de fluctuation mensuelle, mais à 3,5 fois seulement. Le fait que le risque n’augmente que d’une façon proportionnellement moindre au fil du temps (c.-à-d. qu’il se diversifie progressivement en quelque sorte) peut également s’exprimer en termes mathématiques: «Le risque augmente à hauteur de la racine carrée du temps écoulé» (3,5 est la racine carrée de 12). Cette règle intemporelle a été déduite, en 1900 déjà, de la «Théorie de la spéculation» élaborée par le mathématicien français Louis Bachelier (1870 – 1946).

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