Force du franc: le revers de la médaille

Charles-Henry Monchau, Banque Syz

5 minutes de lecture

En Suisse, l’appréciation de la devise contre le dollar et l’euro a contribué à la maitrise de l’inflation en 2022 et 2023. Mais la force du franc pèse sur les résultats des entreprises.

Le franc suisse, réputé pour son statut de monnaie «refuge», occupe une position unique qui reflète la stabilité économique, la solide gouvernance et les politiques financières prudentes de la Suisse. Démocratie directe, fédéralisme et neutralité contribuent à la stabilité politique. Sur le plan économique, la Suisse se caractérise par sa discipline budgétaire, une faible dette publique et un cadre réglementaire solide qui soutient l'intégrité des entreprises et des marchés financiers. 

Ces nombreux atouts contribuent à la force séculaire du franc, qui se renforce encore davantage dans les périodes d'incertitude; une tendance qui est encore plus d’actualité alors même que le nombre de monnaies dites «fortes» ne cesse de diminuer. 

En 2022, la neutralité du pays avait été mise à mal lorsque la Suisse a suivi d'autres pays occidentaux en imposant des sanctions à la Russie, enterrant ainsi l'idée que la Suisse restait un pays totalement neutre où les capitaux seraient protégés quelle que soit leur origine. Bien que le franc ait connu une baisse notable dans les jours qui ont suivi les sanctions russes, cet affaiblissement n'a pas perduré, en effet, le franc suisse a connu une forte reprise par rapport au dollar et à l'euro en 2023. En fait, l'appréciation du franc s'est encore accentuée, notre devise devenant la plus forte du monde au cours des derniers mois. Depuis le retour en force de l’inflation mondiale en 2021, la Banque Nationale Suisse a utilisé la force du franc comme un rempart contre les pressions inflationnistes. Aujourd’hui, notre banque centrale est la seule à avoir réussi à ramener le taux d’inflation dans la fourchette cible (entre 0% et 2%).

Depuis plusieurs décennies, la pression exercée par un franc fort a contraint les entreprises suisses à repenser leur proposition de valeur.

Mais si notre devise contribue à préserver les intérêts économiques et la stabilité politique et financière de la Suisse, la force du franc pose des défis majeurs aux secteurs axés sur l'exportation. D’autant plus que les périodes d’appréciation du franc ont souvent lieu lorsque la demande mondiale s’affaiblit, une corrélation particulièrement difficile à gérer pour les sociétés exportatrices.

Mais l'adversité engendre souvent l'innovation et le progrès. Depuis plusieurs décennies, la pression exercée par un franc fort a contraint les entreprises suisses à repenser leur proposition de valeur. Plutôt que de rivaliser uniquement sur les prix, nombre d'entre elles ont décidé d'offrir des produits et des services à plus forte valeur ajoutée. Cette réorientation stratégique implique d'investir dans la recherche et le développement, d'améliorer la qualité des produits et de se concentrer sur des marchés de niche où la précision et la fiabilité suisses sont très prisées.

Cette relation entre une forte monnaie et la capacité d'adaptation des entreprises contribue à renforcer la compétitivité de l’économie suisse. Nos entreprises sont reconnues pour être à la pointe de l'innovation et de la qualité. Des géants de l'industrie pharmaceutique, des entreprises industrielles à la pointe du savoir-faire mais aussi des leaders mondiaux du luxe permettent à la Suisse de jouer un rôle important sur la scène des échanges internationaux. Ainsi, malgré la force du franc, la Suisse a élargi son excédent commercial à 48,5 milliards de francs suisses en 2023, contre 42,8 milliards l'année précédente.

Signalons également que les sociétés suisses bénéficient d’un faible coût du capital qui leur est favorable par rapport à leurs concurrentes à l’étranger. Il s’agit d’un facteur essentiel qui permet aux entreprises suisses d'investir dans de nouvelles technologies, de poursuivre leur expansion à l’international et d'améliorer leur efficacité opérationnelle. Les faibles taux d'intérêt et les multiples d’évaluation traditionnellement élevés ont contribué à l’accès au capital, engendrant ainsi un environnement propice à la croissance et à l'innovation. Ceci compense en partie les défis posés par la force du franc et permet de saisir les opportunités de différenciation et de leadership sur le marché.

Le panorama décrit ci-avant peut sembler relativement favorable à l’économie suisse. Toutefois, de nombreuses voix s’élèvent actuellement pour mettre en garde contre les menaces que fait peser le franc sur notre compétitivité. 

La force du franc va-t-elle perdurer? Alors que les entreprises suisses publient actuellement leurs résultats annuels, vont-elles être pénalisées davantage que d’habitude par la cherté du franc? Quels sont les secteurs et le type d’entreprises les plus à même d’être pénalisés?  

La marge de manœuvre de la BNS est plus étroite que par le passé 

L'engagement de la Banque nationale suisse à maintenir la stabilité des prix et sa volonté d'intervenir sur les marchés des changes pour empêcher une appréciation excessive du franc sont des aspects clés de sa stratégie. Ces interventions visent à garantir que l'économie suisse reste compétitive et que le franc ne devienne pas trop fort au détriment des secteurs suisses orientés vers l'exportation, ce qui est un exercice d'équilibre très difficile. Les politiques de la banque centrale suisse doivent en fin de compte trouver le compromis optimal entre la préservation de la valeur du franc et le fait de ne pas étouffer la croissance économique. La force du franc n'est pas un accident de l'histoire, mais le résultat des politiques délibérées de la Suisse et des conditions favorables qui cultivent la confiance dans sa monnaie. 

Bien que le franc s'approche de son plus haut niveau historique par rapport aux autres grandes monnaies, une nouvelle appréciation ne peut être exclue, car la capacité de la BNS à la contrer est beaucoup plus limitée que par le passé. Cela est principalement dû à l'environnement actuel de la politique monétaire en Suisse et dans le monde, ainsi qu'au différentiel de taux d'intérêt réels par rapport aux autres principales régions monétaires. La BNS peut toutefois intervenir sur les marchés des changes en inversant la politique qui est en place depuis juin 2022 (cf. graphique ci-dessous). D’ailleurs, elle a procédé au mois de décembre à des achats de devises étrangères pour plusieurs milliards et ce pour la première fois depuis de nombreux mois. Elle peut également baisser ses taux à tout moment, sans nécessairement attendre la prochaine réunion de politique monétaire prévue pour le 21 mars. Une baisse inattendue des taux pourrait créer un électrochoc au niveau du sentiment des opérateurs et endiguer l’appréciation du franc. Mais il ne s’agirait que d’une mesure à court terme. Compte tenu de l'échec de la précédente tentative de mise en place d'un plafond monétaire par rapport à l'euro, les options semblent de plus en plus limitées pour les décideurs politiques suisses, ce qui signifie qu'un franc fort risque bien de durer.

Comme c'est le cas pour toutes les valeurs refuges, leur attrait est amplifié en période de turbulences économiques mondiales. Que ce soit en raison de conflits géopolitiques, de crises financières ou de pandémies, les investisseurs cherchent souvent à se réfugier dans des actifs perçus comme sûrs. Cette tendance se renforce d'elle-même: plus les investisseurs se tournent vers le franc en période d'incertitude, plus sa réputation de valeur refuge se consolide.

L'impact d'un franc suisse fort sur les sociétés suisses

Les sociétés financières internationales cotées en Suisse et les exportateurs sont les plus touchés par la force du franc. Pour les exportateurs, le franc fort renchérit le prix des produits suisses à l'étranger, érodant la compétitivité sur les marchés internationaux. Cette situation pousse les entreprises à absorber les différences de coûts, ce qui réduit les marges bénéficiaires, ou à répercuter ces coûts sur les consommateurs, ce qui risque d'entraîner une diminution du volume des ventes. 

Pour compliquer encore les choses, le franc suisse est aujourd’hui fort par rapport à toutes les principales devises, ce qui signifie qu'il ne leur sera pas facile de compenser la faiblesse d'une paire de devises par la force d'une autre. D’autre part, le renchérissement du franc intervient au moment où l’Europe (58% des exportations suisses) et la Chine (7%) font face à des difficultés importantes. Ainsi, l’Allemagne, premier partenaire commercial avec 21% des exportations suisses, a connu une récession technique en 2023. Seuls les Etats-Unis (13%) affichent actuellement une relativement bonne santé économique. Les entreprises suisses particulièrement exposées à l'Europe risquent de connaître plus de difficultés, notamment les valeurs cycliques dont les marges sont actuellement faibles sur une base historique. 

Si les effets transactionnels devraient peser sur les résultats des entreprises, l’effet de conversion comptable va également jouer un rôle négatif. L'impact comptable de ces effets de change peut être sans incidence sur les opérations quotidiennes, mais peut influencer de manière significative les bénéfices déclarés et, par extension, la perception des investisseurs. 

Bien entendu, les entreprises principalement exposées au marché domestique pourraient profiter de la conjoncture actuelle: tout d’abord parce que les effets de change leur sont favorables (pas ou peu d’exportations et baisse du coût des matières importées). Mais aussi car la demande domestique profite du pouvoir d’achat renforcé des Suisses (grâce à la force du franc). Un hic toutefois: il n’existe que très peu de «pures» valeurs domestiques (Swisscom, Geberit, les banques cantonales, etc.)

Conclusion 

L'interaction entre les effets transactionnels et les effets de conversion souligne la complexité de la gestion d'une entreprise dans un environnement de devise forte.

La saison des résultats d’entreprises vient de débuter. Les premières publications (Bossard, Tecan, Sika, etc.) indiquent que la force du franc a fortement pénalisé les chiffres de 2023. 

Ce thème du taux de change défavorable pourrait également servir de bouc émissaire à certaines entreprises pour expliquer la faiblesse de leurs marges au cours de cette saison de publication des résultats. Malgré les bons fondamentaux du marché suisse, la force du franc pourrait peser à court terme sur les multiples d’évaluation et les projections de croissance bénéficiaire. Les difficultés actuelles pourraient également entraîner des conséquences sur la politique monétaire de la BNS. 

A plus long-terme, le marché des actions suisses devrait conserver son attractivité. La force du franc n'est pas une nouveauté pour les entreprises suisses. En se concentrant sur des secteurs bien spécifiques, tels que la santé, les produits de luxe et les machines spécialisées, les entreprises suisses tirent parti des atouts intrinsèques de notre pays - la qualité, l'innovation et la fiabilité – afin de préserver leur avantage concurrentiel malgré la force du franc.

A lire aussi...