«L’alchimie de la finance»: un Soros à relire!

Peter de Coensel, DPAM

3 minutes de lecture

S’opposant à l’axiome de l’efficience, la réflexivité suggère que les croyances des participants aux marchés façonnent ces derniers.

L'année 2023 est charnière à bien des égards: les marchés financiers réapprennent à valoriser les actifs en période de forte incertitude. Que l’on soit pour ou contre les achats massifs d’actifs par les banques centrales, le fait est que la formation des prix des actifs a été guidée et influencée par les comportements des banques centrales durant toute la période 2009-2021. Qu’il s’agisse des emprunts d’Etat ou du marché du crédit, les teneurs de marché ont bénéficié du confort d’avoir presque systématiquement de leur côté des acheteurs en dernier ressort. Les investisseurs étant incités à prendre des risques, le style «momentum» a prospéré tout comme les performances. Les impulsions données par la politique monétaire étant dopées par les incitations fiscales, il n’existait plus aucune limite à la hausse des cours.

De la réflexivité

Ces observations m’ont incité à me replonger dans «L’alchimie de la finance». Cet ouvrage de référence traite de l’absence d’équilibre et de certitude. Son auteur, George Soros, y «philosophe» à propos de l’interaction permanente, mais variable entre les tendances observables sur les marchés (hausse, baisse, évolution latérale), les biais dominants des acteurs du marché et les fondamentaux des économies et des entreprises.

Tout le livre s’articule autour du concept de réflexivité selon lequel les croyances des participants au marché influencent ce dernier. Leurs attentes contribuent à la formation des prix, ces derniers façonnant à leur tour les attentes. Ainsi George Soros réfute l’hypothèse de l’efficience des marchés qui postule que les prix des actifs reflètent toute l’information disponible à un moment donné et que les attentes étant rationnelles, les marchés alloueront les ressources, terres, travail, capital et esprit d’entreprise de manière optimale. Pour George Soros, les marchés ne sont pas efficients, les acteurs du marché ne sont pas rationnels et ils agissent en fonction de leurs biais1.

A l’impact des biais dominants

Or, ce sont précisément les biais dominants des acteurs du marché qui ont alimenté la hausse continue des marchés actions l’été dernier. Le biais dominant en matière de taux plaidait en faveur de taux longs plus élevés, la Fed et la BCE ne s’étant jamais départies de leurs biais restrictifs. Pour ce qui concerne le crédit, le biais dominant est resté positif, car fondé sur l’idée que les entreprises ont pu profiter de conditions de financement avantageuses pendant environ sept ans avant que la Fed n’entame son cycle de resserrement monétaire. En outre, le niveau élevé des rendements à court terme est avantageux pour des entreprises qui disposent de liquidités abondantes.

La situation présente est-elle celle d’un quasi-équilibre ou, au contraire, est-elle très éloignée de l’équilibre et donc annonciatrice d’un changement de régime déstabilisant?

Le resserrement des spreads de crédit ces derniers mois ainsi que les attentes positives concernant l’économie et les actions ont joué dans le même sens. Les tendances actuelles se trouvent confirmées de manière réflexive par leurs biais dominants respectifs. Quels sont les éléments qui pourraient entraîner une modification significative des attentes qui prévalent actuellement? La situation présente est-elle celle d’un quasi-équilibre ou, au contraire, est-elle très éloignée de l’équilibre et donc annonciatrice d’un changement de régime déstabilisant?

Bientôt la pause?

En 2022 et durant le premier semestre 2023, la politique monétaire a clairement basculé, ce qui a eu des effets dévastateurs et entraîné une révision massive des prix de la plupart des actifs l’an passé. On peut donc affirmer rétrospectivement qu’à la fin 2021, les marchés se trouvaient dans une situation très éloignée de l’équilibre.

Aujourd’hui, le biais dominant bascule: aux attentes d’une poursuite de la politique monétaire restrictive se substituent celles d’une période de pause suivie, avec des délais plus ou moins longs, d’un assouplissement provisoire. En outre, la politique de relance budgétaire ne peut pas continuer à fonctionner à plein régime. La charge des intérêts progressant vers un niveau qui devrait devenir inconfortable d’ici 3 à 5 ans, on peut s’attendre à ce que l’impact de la politique de relance tende à s’amenuiser à partir de 2025.

Durant presque tout l’été, les principaux indicateurs économiques ont alimenté le discours autour d’un atterrissage en douceur de l’économie. De fait, mais sans aucune certitude, il semble que le potentiel de réflexivité sur les marchés obligataires et des devises soit faible. Celui qui est en mesure de sélectionner et d’investir dans des titres de qualité dans tout l’univers des taux (emprunts d’Etat des marchés développés et émergents, obligations «investment grade», obligations à haut rendement) peut donc s’assurer de conserver de la valeur à long terme.

Actions: vigilance requise

En revanche, sur les marchés actions, la vigilance s’impose, car les biais dominants et les tendances observées n’ont été très favorables que pour un nombre limité d’entreprises alors qu’ils l’étaient beaucoup moins pour la majorité d’entre elles. Autrement dit, les marchés actions ont adopté le leitmotiv selon lequel «le gagnant emporte tout». Cela n’a pas empêché certains secteurs d’être affectés par l’augmentation brutale des facteurs d’actualisation ou de l’incertitude liée au cycle à venir. En 2023, la dispersion des performances entre les différents secteurs boursiers a été importante, ce qui témoigne de la difficulté à anticiper leur trajectoire à venir.

Le biais dominant sur les marchés actions est en partie reflété dans l’évolution des cours et dans les fondamentaux sous-jacents. Il se manifeste également dans une certaine mesure au travers de la divergence entre les deux. Une bonne analyse (fondamentale) reste profitable, ce qui réfute l’argument selon lequel le marché aurait toujours raison. George Soros écarte cet « axiome » souvent utilisé par les partisans de l’indiciel et il le remplace par les deux propositions suivantes : premièrement, les marchés sont toujours biaisés dans un sens ou dans l’autre et, deuxièmement, les marchés sont susceptibles d’influencer les événements qu’ils anticipent. La combinaison de ces deux affirmations explique pourquoi les marchés semblent si souvent anticiper correctement les événements.

Les banques centrales s’étant retirées, les marchés sont laissés à eux-mêmes. Je recommande donc de revenir à l’ouvrage rédigé par un investisseur quasi-légendaire, car il offre un puissant éclairage sur la complexité des marchés financiers. En outre, «l’alchimie de la finance» fournit à son lecteur toute une panoplie d’outils susceptibles de l’aider à améliorer sa compréhension des marchés. Or, qui dit meilleure compréhension, dit également meilleurs résultats sur le plan des investissements.

1Comme le précise George Soros dans son ouvrage «The Alchemy of Finance», 2e édition 1994: «the two-way feedback mechanism that is the hallmark of reflexivity can come into play at any time but is not true in the sense that it is at play all the time. In fact, in most situations, it is so feeble that it can be safely ignored. We may distinguish between near-equilibrium conditions where certain corrective mechanisms prevent perceptions and reality from drifting too far apart, and far-from-equilibrium conditions where a reflexive double-feedback mechanism is at work and there is no tendency for perceptions and reality to come close together without a significant change in the prevailing conditions…a change of regime».

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