Tout a un prix

Martin Neff, Raiffeisen

4 minutes de lecture

Dans la théorie économique, il existe des biens dits libres. Ils se définissent comme des biens pour lesquels aucun prix n’est facturé, parce qu’ils sont disponibles en quantité.

Internet et a fortiori la numérisation ont clairement et irrémédiablement changé notre vie. Le plus fou, c’est que de nombreuses personnes n’en ont pas vraiment conscience aujourd’hui car elles n’ont jamais rien connu d’autre. Tout au plus les plus âgés d’entre nous ont ressenti le changement marquant traversé par la société ces dernières années, parce qu’ils l’ont vécu. La génération Z ne connaît en revanche rien d’autre, car elle a grandi avec Internet. Elle trouve tout à fait normal de pouvoir y naviguer gratuitement, 24 heures sur 24. Tu parles que «tout à un prix». Rares sont ceux qui ont toutefois compris que «freemium» était le modèle d’affaires des géants d’Internet. «Freemium» n’est rien d’autre qu’une gratuité étendue, mais où certains services sont payants. Des services auxquels on n’entend pas renoncer, par exemple parce qu’ils permettent de progresser plus vite dans les jeux vidéo, en achetant certains niveaux. Ou parce que l’on peut solliciter des services sur Youtube qui sont bloqués à défaut ou simplement supprimer les plages de publicité pénibles. Même mes parents savaient déjà que rien n’est gratuit dans un monde gouverné par le capitalisme. Aucune personne dont le but est le profit n’a envie de faire de cadeaux et l’altruisme est encore peu répandu sur Internet. Il y a bien sûr Wikipédia et d’autres plates-formes qui offrent de nombreuses possibilités ou qui rendent la connaissance accessible à tous, mais justement Wikipédia est un bon exemple de la difficulté qu’il y a à miser sur la bienveillance des utilisateurs et d’espérer des dons. Seul l’idéalisme de quelques rares individus à l’aune du nombre d’utilisateurs permet finalement à cette plate-forme unique de survivre. Pendant combien de temps encore, peut-on se demander.

Dans la théorie économique, il existe des biens dits libres. Ils se définissent comme des biens pour lesquels aucun prix n’est facturé, parce qu’ils sont disponibles en quantité. J’ai appris une fois que l’eau ou l’air en faisaient partie, ce qui semble un peu irréaliste aujourd’hui. Les critères de la gratuité: la quantité est suffisante et ma consommation du bien en question ne restreint pas celles des autres utilisateurs. Dans le langage économique, on parle de non-rivalité de la consommation. Il en va autrement des biens privés. Le principe d’exclusion s’applique dans ce cas. Moi seul puis utiliser le produit ou le service acquis. Quand j’achète un t-shirt, moi seul puis l’utiliser et cela a un prix. Grâce à la mondialisation, ce prix a toutefois continuellement baissé au cours des trente dernières années. Le t-shirt coûte aujourd’hui cinq francs et encore, mais il est fabriqué dans des conditions hautement douteuses. Ou pour l’exprimer autrement: le commerce mondial n’a rien de durable pour employer un terme courant aujourd’hui. Quand le besoin est élevé, mais l’offre limitée, il y a deux variantes. Soit le prix augmente de manière exponentielle, par exemple pour un vol spatial, soit le marché est réglementé, par exemple par les pouvoirs publics, pour que les bas salaires aient également une part du gâteau.

Mais oublions la théorie, elle évolue de toute façon beaucoup plus lentement que nos marchés agités. Il ne fait cependant aucun doute que la pratique politique actuelle tente de désactiver tous les signaux du marché. Plus que jamais actuellement. La guerre fait rage en Ukraine et pèse sur les prix qui augmentent douloureusement conjointement avec les difficultés d’approvisionnement mondiales. Par exemple pour le gaz ou le pétrole. La demande devrait alors logiquement baisser, mais la politique l’empêche en faisant tout ce qui est possible pour permettre aux consommateurs de conserver leurs schémas de comportement habituels. Nous devons en effet être mobiles et remplir si possible nos réserves de gaz avant que ne débute l’hiver. Le prix serait pourtant le seul facteur susceptible de juguler la demande. Nous parlons certes tous du réchauffement climatique, rêvons au fond de la fin de l’ère fossile, mais pas aussi soudainement et surtout pas maintenant, car il règne déjà l’état d’urgence.

Je ne parviens pas à me défaire de l’idée que nous vivons dans une époque de casco complète, où l’Etat intervient à chaque fois qu’il y a urgence. Soit dit en passant, je veux bien sûr parler des économies ultra-développées. Lorsque les banques dépassent les bornes, l’Etat vient à leur secours. Quand le coronavirus fait rage, nous recevons des aides financières pour que le ménage puisse continuer à tourner. Et quand le prix de l’essence augmente, l’Etat doit nous soutenir pour que nous puissions continuer à rouler de façon inébranlable. J’ai autrefois appris que le marché veillait efficacement à l’équilibre de l’offre et de la demande et que l’Etat avait «juste» à pallier les difficultés ou les inefficiences. Mais entre-temps, l’Etat se mêle de tout. Par Etat, je ne parle pas seulement de la politique fiscale, mais aussi de la politique monétaire. Quand l’Italie vit légèrement au-dessus de ses moyens, la Banque centrale européenne (BCE) maintient artificiellement les taux à un bas niveau et désactive ainsi les signaux du marché. Préféreriez-vous prêter de l’argent à l’Allemagne ou à l’Italie? L’Italie pourquoi pas, après tout? Mais alors à un taux quelque peu plus élevé. Non pas que je fasse une confiance absolue au marché, mais tout a finalement son prix. Le tragique c’est que le marché ne fonctionne malheureusement plus que comme dans les manuels, là où aucun Etat n’intervient. Dans les pays en développement par exemple, où les duretés décrites ci-dessus se traduisent par une hausse exorbitante des prix des denrées alimentaires, il jugule la demande, puisque les gens meurent de faim, tandis que nous nous soucions de nos réserves de gaz. La mondialisation a donc son prix. Au lieu de nous serrer la ceinture, nous préférons laisser les autres mourir de faim. La rivalité de la consommation fonctionne alors à merveille.

Tout le monde dans les régions aisées de la planète parle de la / des crise(s). Et pourtant toutes ces personnes n’en ont jamais vraiment connu. Car dès que les choses se compliquent, les autorités monétaires et les ministères des finances entrent en scène et distribuent des chèques. De l’argent pour ceux qui n’en ont pas besoin et des chèques pour les nécessiteux, sachant que ces chèques ne sont pas couverts, parce que les Etats ont depuis longtemps abandonné toute gestion budgétaire sérieuse. Les nouvelles dettes contractées sont aujourd’hui qualifiées de fond spécial, une expression formidable, car elle suggère de la richesse alors qu’on est fauché. Et la génération Z grandit avec le sentiment que c’est normal.

Tout est gratuit, comme sur Internet. En Suisse aussi, nous vivons à crédit. Petits crédits, véhicules en leasing, hypothèques amorties au minimum, la montagne de dettes atteint des niveaux incommensurables, parce que c’est le seul moyen de garder la roue en mouvement. Et pour l’exécutif d’être réélu. Le moins serait de mise, non le plus, mais cela fait longtemps que nous sommes pris au piège de la croissance et du surendettement. Les spéculateurs y font des affaires en or, alors que l’hôte de ces parasites n’est plus en mesure de régler les dettes. Il n’y a pas que la quantité qui a son prix, la durabilité coûte également, sauf s’il s’agit de vaines paroles. La génération Z innocemment endettée jusqu’au cou devrait enfin poser son smartphone et nous sonner les cloches, car c’est ma génération qui a semé la pagaille. Cela fait bien longtemps qu’il n’y a plus de biens libres, la pénurie est le nouveau quotidien, mais le renoncement a son prix, raison pour laquelle nous préférons continuer comme avant.

Sur ces mots, je vous laisse pour partir en vacances. Deux semaines de congé, sans puritanisme mais en sachant que tout a un prix, notamment le zèle. Vous aurez de mes nouvelles et en attendant, je vous souhaite un bel été!

A lire aussi...