Suisse-UE: le défi est bien moindre qu’en 1992

François Schaller

3 minutes de lecture

Il s’agissait de surfer sur la vague de globalisation. Il suffit maintenant de résister à un reflux relatif.

©Keystone

Aligner le droit suisse sur le droit européen, mais de manière autonome et sélective. Sous l’angle du travail, du social ou encore de l’environnemental. Pour préserver des conditions cadres performantes en comparaison continentale, mais surtout mondiale. Au risque de contrarier l’UE et ses Etats membres, sachant que le Brexit a incité Bruxelles à ne plus accepter d’exceptions nationales dans l’application de ses nouvelles et nombreuses directives. On peut dire d’ailleurs que l’intransigeance face à la Suisse a été exemplaire depuis 2018 par rapport aux demandes de prolongement des négociations, d’éclaircissements et de garanties. 

Comme l’a dit mercredi le président de la Confédération, l’abandon de l’Accord cadre institutionnel résulte d’une pesée d’intérêts à laquelle le Conseil fédéral a procédé après deux ans et demi de consultations et d’hésitations. Avec la déclaration politique commune accompagnant cet accord, rédigée unilatéralement par les négociateurs européens, le texte eût aussi ouvert la voie à un approfondissement et un élargissement sans limite de la subordination. 

La Suisse paraît pire que ne l’était le Royaume-Uni dans l’UE.
Elle ne pense qu’aux dérogations.

C’était le sens de ce que l’on appelle depuis bientôt trente ans «la voie bilatérale»: elle devait mener à une intégration économique de niveau comparable à la Norvège et à l’Islande (dans l’Espace économique européen). Cette voie est aujourd’hui barrée. C’en était trop. La Suisse paraît pire que ne l’était le Royaume-Uni dans l’UE. Elle ne pense qu’aux dérogations.

Il n’est pas étonnant que les deux Etats européens fuyant l’intégration économique complète soient le Royaume-Uni et la Suisse. Cette intégration n’est-elle pas destinée à réduire la dépendance vis-à-vis de l’Amérique et de l’Asie, de plus en plus supérieurs technologiquement? En favorisant le commerce intra-européen et le protectionnisme par les normes (l’Europe «leader mondial de la régulation»)?   

Les Etats membres de l’Union se reconnaissent bien dans cette approche régionaliste. Leurs exportations se dirigent en premier lieu vers les autres Etats membres. A plus de 70% dans le cas de la Belgique, des Pays-Bas ou de l’Autriche (2018). A près de 60% en France, en Suède ou en Allemagne (pourtant premier exportateur mondial). Ce n’est en revanche plus le cas du Royaume-Uni depuis des années. Ses exportations vers l’Europe sont devenues minoritaires. Elles ne représentent plus que 45% des ventes à l’étranger. Soit une diminution de 10 points de base sur 20 ans, alors que le périmètre de l’Union s’est considérablement agrandi.

La Suisse a connu une trajectoire encore plus prononcée. Les ventes annuelles à destination de l’UE n’étaient plus que de 52% avant le Brexit. Alors qu’elles atteignaient encore 64% il y a vingt ans (66% en 1992). Depuis la sortie effective de la destination britannique en début d’année, elles ne représentent plus que 47% environ. La Suisse importe d’Europe pour plus ou moins 20 milliards de francs de plus qu’elle n’y exporte annuellement. Souvent des composants. Mais elle exporte davantage dans le monde qu’en Europe.

En dehors de spécialités qui n’ont de sens qu’à l’échelle monde,
les niveaux de coûts ne rendront jamais la Suisse compétitive en Europe.

Les entreprises suisses fonctionnent en partie comme plateformes d’exportation globale de composants européens incorporés dans des spécialités. Si la Suisse veut conserver ses niveaux de salaires et de prestations sociales, il semble préférable que les conditions cadres de son économie soient plutôt adaptables au marché mondial qu’adaptées par contrainte au marché européen. Parce qu’en dehors de spécialités qui n’ont de sens qu’à l’échelle monde (taille critique de marché), les niveaux de coûts ne rendront jamais la Suisse compétitive en Europe.

La fermeté politique de l’UE est compréhensible. L’importante décision du Conseil fédéral pourrait encore être validée (ou invalidée) semble-t-il par une initiative populaire. Elle devrait cependant mettre fin progressivement à la voie bilatérale. La Suisse sera de plus en plus considérée comme un «vrai» Etat tiers. Dont la situation géographique en Europe, une fois passée la phase de ressentiments et de rétorsions, devrait quand même générer des accords et arrangements sectoriels et ponctuels. 

La candidature de la Suisse à l’adhésion ayant été retirée juste après le référendum sur le Brexit en 2016, il y a d’ailleurs un moment où le dossier suisse à Bruxelles pourrait cesser de relever de la politique d’élargissement pour passer dans la politique de voisinage: même commissaire européen actuellement, ce qui n’était pas le cas précédemment. Ce serait peut-être beaucoup moins stressant. 

Dans l’immédiat, ce long réajustement devrait représenter un choc moins brutal qu’après 1992 (non-adhésion à l’Espace économique). La Suisse ne traverse pas actuellement la dépression morale profonde dans laquelle la crise immobilière et bancaire de 1990 l’avait plongée jusqu’en 1997 (date de la normalisation de la croissance, cinq ans avant le début de la voie bilatérale). 

L’enjeu de long terme, à l’époque, était de figurer parmi les gagnants de la mondialisation. Grâce à d’imposantes réorganisations économiques, et malgré un pessimisme comparable à aujourd’hui, l’objectif a été atteint au-delà des espérances. La population de la Suisse a augmenté de deux millions de personnes en trente ans. Près de 700’000 emplois ont été créés. La déflation tant redoutée ne s’est pas produite. Les investissements, les prix et les salaires ne se sont pas effondrés.

La Commission et les Etats membres ne font peut-être plus confiance à la Suisse,
mais ce n’est apparemment pas le cas des investisseurs.

Le défi actuel est d’une ampleur bien moindre. Il s’agit de faire face aux incertitudes d’une démondialisation relative à laquelle n’échappe aucune zone économique sur la planète. Au centre des débats, pour commencer, la fin progressive de l’Accord de reconnaissance mutuelle des normes techniques avec l’UE (MRA).

Soit l’essentiel de l’accès dit «privilégié» au marché européen. Cette rupture devrait induire des coûts supplémentaires cumulés de quelque 12% sur vingt ans. Une estimation de combat sans doute très pessimiste de l’institut BAK Basel, remontant à plus d’un an. L’UE a entre-temps accordé des facilités à la Grande-Bretagne dans les domaines de la pharma, de la chimie ou encore des biotechs. Des MRA sur les machines et les medtechs avaient été conclus précédemment avec le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.

Ces vingt dernières années, les exportateurs suisses vers l’Europe ont dû affronter un renchérissement de leurs produits et systèmes de plus de 30% pour raisons monétaires par rapport à l’euro. On les a beaucoup entendus protester, ce que l’on peut aussi comprendre. Ils se sont toutefois remarquablement acclimatés. Pour le reste également, tout se passe comme si l’on sous-estimait de nouveau complètement les capacités d’adaptation de la Suisse et de son économie.

Dans certains milieux tout au moins, et surtout à l’interne. Parce que ni le franc, ni l’indice SMI des principales valeurs du marché suisse des actions, ni le SPI n’ont jusqu’ici réagi négativement aux «mauvaises» nouvelles de la politique européenne en Suisse. Ce qui a pourtant été le cas, et à plusieurs reprises, de la livre et du Footsie dans l’interminable épopée du Brexit. La Commission et les Etats membres ne font peut-être plus confiance à la Suisse, mais ce n’est apparemment pas le cas des investisseurs. Certains s’en iront, d’autres les remplaceront. Il faudra au moins cinq ans pour s’en assurer et bien s’en rendre compte.

A lire aussi...