L’horizon russe s’éclaircit

Karine Hirn, East Capital

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Depuis le début de l’année, une série d'événements nous donne des raisons de croire que ces «nuages de sanctions» commencent enfin à s’évaporer.

«Les entreprises semblent très attrayantes d’un point de vue fondamental, mais les sanctions nous inquiètent». C’est ce que nous avons entendu maintes et maintes fois au cours des dernières années lors de nos discussions sur la Russie avec des investisseurs institutionnels de type et de taille différents.

Depuis le début de l’année, une série d'événements nous donne des raisons de croire que ces «nuages de sanctions» commencent enfin à s’évaporer. Nous ne sommes pas les seuls à en témoigner. Ce phénomène pourrait constituer un moteur essentiel de la réévaluation du marché boursier russe qui, à notre avis, offre des niveaux de valorisation très intéressants.

Sanctions – résumé historique de la tempête

Les premières sanctions ont été introduites par l’UE et les États-Unis en mars 2014 après l’occupation de la Crimée par la Russie. Peu de temps après, des sanctions sectorielles ont été introduites, limitant la capacité des sociétés pétrolières et gazières russes, ainsi que des banques russes, à accéder aux marchés de la dette extérieure. En règle générale, l’impact fut plutôt mineur, car ces sociétés sont en mesure de faire appel à des banques russes ou de bénéficier de prépaiements pour les ventes de pétrole afin de répondre à leurs besoins de financement qui, en outre, sont limités. Le producteur de gaz Novatek, soumis aux sanctions, a même réussi en 2016 à lever 15 milliards USD de dette pour son mégaprojet GNL, même si cette levée de fonds fut un peu difficile et libellée en un mélange d'euro, de rouble et de yuan.

Le «big bang» arriva en avril 2018, quand les États-Unis imposèrent
soudainement des sanctions à trois sociétés cotées en bourse.

Les années 2015-2017 furent marquées par un flot continu de sanctions, dont la majorité ne concernait pas les marchés boursiers. En 2018, la pression au sein du Congrès américain a commencé à s'intensifier après l'émergence de preuves tangibles de l'ingérence de la Russie lors des élections présidentielles américaines de 2016.

Le «big bang» arriva en avril 2018, quand les États-Unis imposèrent soudainement des sanctions à trois sociétés cotées en bourse, dont Rusal, le géant russe de l’aluminium coté à Hong Kong. Ces sanctions draconiennes stipulaient l’interdiction de toute transaction avec ces sociétés, y compris en fonds propres et dettes. La nature sans précédent de ces sanctions entraîna une réaction de panique sur les marchés, effrayés par le niveau d’incertitude qu’elles engendrèrent en ce qui concerne les implications sur les sociétés ciblées mais aussi sur le marché en général. Les sorties massives de la dette souveraine locale entraînèrent une perte de 7% du rouble et une chute de 11% du marché des actions russes en l’espace d’une semaine.

En août 2018, suite à l’empoisonnement de l’ancien officier des services de renseignement russes Skripal au Royaume-Uni, la Maison Blanche préempta le Congrès en imposant de nouvelles sanctions en vertu d’une loi américaine de 1991 sur les armes chimiques. Ces sanctions couvrent entre autres l’interdiction d’exporter certains produits technologiques, et ont moins d’incidence directe sur les sociétés cotées. Cependant, à peu près à la même époque, un projet de loi beaucoup plus sévère (et baptisé par un sénateur américain le «projet de loi sur les sanctions infernales») refit surface. L’attention des investisseurs se concentra sur une clause gauchement formulée qui pourrait être interprétée comme empêchant les banques russes d’accéder aux systèmes de compensation en dollars américains et entraina une nouvelle panique sur les marchés et sur le rouble, plongeant de 6% supplémentaires.

L’accalmie en 2019

En 2019, trois événements clés suggèrent que la probabilité de nouvelles sanctions a considérablement diminué.

En janvier 2019, la levée des sanctions sur Rusal est d’une importance de premier plan car elle constitue le premier assouplissement des sanctions depuis l'entrée en vigueur du régime en mars 2014. Elle indique également que la probabilité de nouvelles sanctions générales à l'encontre de grandes sociétés cotées en bourse a chuté et rassure les investisseurs.

Le rouble était la devise la plus performante
au monde au premier trimestre 2019.

En mars 2019, la publication aux Etats-Unis des conclusions du rapport Mueller, avec la version intégrale (expurgée) publiée en avril 2019, élimine une incertitude majeure, car on craignait que le rapport expose de nouveaux éléments de l’ingérence russe aux élections présidentielles américaines de 2016, ce qui aurait conduit à une nouvelle salve de sanctions.

En avril 2019, des sénateurs américains connus comme étant très favorables aux sanctions admettent qu'il est peu probable que des projets de mesures punitives supplémentaires soient adoptés à moins de nouveaux développements importants. Ce signe de «fatigue des sanctions» au Congrès est probablement lié aux préoccupations concernant les conséquences économiques de ces mesures, notamment celles concernant Rusal, qui ont provoqué une hausse de 20% du prix de l'aluminium et eurent un effet préjudiciable aux sociétés américaines telles que Boeing.

Ces trois facteurs ont fait office de vent porteur pour la solide performance financière enregistrée depuis le début de l’année. Le rouble était la devise la plus performante au monde au premier trimestre 2019, enregistrant un gain de 6% par rapport au dollar américain. Le marché des actions a affiché un gain de 20% depuis le début de l'année, surperformant l'indice MSCI Emerging Markets, en hausse de 14%.
A quoi ressemblerait la Russie sous le soleil?

L'une des questions les plus courantes que nous posent les investisseurs est au sujet du niveau des valorisations russes s’il n’y avait pas de sanctions. En l’occurrence, il est possible d’indiquer deux observations clés: (1) la faiblesse du rouble (2) le niveau très élevé – et largement supérieur aux moyennes historiques – des primes de risque sur les actions russes.

Il existe aujourd'hui très peu de corrélation
entre le taux de change du rouble et le prix du pétrole.

En ce qui concerne le rouble, l'impact des sanctions au cours de 2018 est très clair. Le rouble se négociait dans une fourchette étroite, autour de 57 roubles pour un dollar jusqu'aux sanctions de Rusal, et se situe maintenant à un cours de 64. Il convient de rappeler qu'il existe aujourd'hui très peu de corrélation entre le taux de change du rouble et le prix du pétrole, grâce à la «règle budgétaire» introduite en 2017 par le ministère des finances, qui implique que les revenus de la fiscalité pétrolière excédentaires sont maintenant convertis directement en USD et alloués à un fonds budgétaire.

Pour ce qui est de la prime de risque sur actions, un des moyens les plus intuitifs pour évaluer l’impact du sell-off lié aux sanctions consiste à comparer les évaluations avec l’écart des CDS, c’est-à-dire le risque de crédit sous-jacent lié à un investissement dans le pays. L’écart actuel de CDS sur 5 ans pour la Russie est inférieur à ce qu’il était au début de 2014 avant les sanctions et avant l’effondrement du prix du pétrole – c’est-à-dire que le risque de défaillance de la Russie a en fait diminué pendant cette période. Deuxièmement, nous pouvons constater que, même si l'écart entre les CDS n'a pas changé en 2018, les valorisations ont baissé de 31% depuis les plus hauts niveaux atteints en novembre 2017.

Une autre approche consiste à examiner les performances boursières des sociétés de nos portefeuilles qui ont démontré de solides fondamentaux en 2018. La société Yandex, souvent dénommée le «Google et Uber russe», affichait un ratio PER de 20 avant les sanctions d’avril 2018. Le même multiple pour la société est maintenant à 13x, soit une réduction de 37% en un an, malgré une très forte performance opérationnelle: Yandex continue à surpasser les attentes des investisseurs, avec une croissance du EBITDA ajusté en 2018 de 45%, et des bénéfices en hausse de 62%.

Nous sommes confiants que l’évaporation des nuages
des sanctions sera très positive pour nos portefeuilles.

La même analyse peut s’appliquer à la plupart des sociétés russes de qualité supérieure autour desquelles nous construisons notre portefeuille. Par exemple, le titre de la banque Tinkoff se négocie désormais à un ratio PER de 6,4x, contre un pic de 9,2x l’an dernier. Cette réduction de 30% n’est pas justifiée par les résultats opérationnels, cette banque affichant une croissance des bénéfices de 41% en 2018 et un ROE de 75% en 2018.

Il est évident que les craintes liées aux sanctions ont été la principale raison de ces dépréciations. Les évolutions boursières globales en 2018 n’ont bien-sûr pas été favorables, mais après une forte reprise de la Chine en 2019, les indices boursiers des marchés émergents se négocient actuellement à des niveaux de valorisation largement comparables à ceux d’avril 2018, ce qui n’est clairement pas le cas de la Russie.

Ciel bleu à l’horizon?

Même si nous n'excluons pas la possibilité d'un événement négatif susceptible de remettre à l'ordre du jour de nouvelles punitions – la principale source de risque que nous suivons de près pour le moment est l’activité russe au Venezuela – notre scénario de base est que les craintes relatives aux sanctions devraient s’évaporer dans les mois à venir, ce qui permettra aux investisseurs de se focaliser sur les fondamentaux. Une réévaluation des valorisations pourrait s’ensuivre, et alimenter une poursuite de la surperformance des actions russes.

Enfin, il convient de noter que l’analyse ci-dessus ne s’applique pas à tous les titres russes. En effet, les grands noms du pétrole et du gaz ont bénéficié de la faiblesse du rouble et des prix élevés du pétrole, et en conséquence n'ont pas connu une réduction des cours aussi importante. Ces titres constituent jusqu’à 58% des indices de références russes et donc des fonds indiciels.

Cependant, nous sommes confiants que l’évaporation des nuages des sanctions sera très positive pour nos portefeuilles qui présentent des sous-pondérations importantes dans le secteur de l’énergie et qui sont principalement exposés à des entreprises domestiques russes de qualité, souvent exclues des indices de référence.

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