
Lorsque les cortèges des dirigeants de l’Otan se sont éloignés du Forum mondial de La Haye la semaine dernière, l’ambiance se situait quelque part entre le soulagement et l’étonnement silencieux. Soulagement, parce que l’alliance avait évité les querelles publiques que beaucoup redoutaient; étonnement, parce que - aidés par un mélange de diplomatie du tapis rouge et de torsion de bras transatlantique - les alliés avaient signé l’objectif de réarmement le plus ambitieux de leurs 75 ans d’histoire: consacrer 5% du PIB national à la défense d’ici à 2035.
Contrairement aux objectifs audacieux fixés lors des sommets précédents, celui-ci est assorti d’un calendrier, d’audits à mi-parcours en 2029 et d’un règlement qui décompose l’objectif de 5% en trois chiffres précis, comme nous l’expliquons ici: 3,5% pour les budgets de défense de base, 1,5% pour les infrastructures, la cybernétique et la résilience, et le plancher existant de 2% que chaque allié doit atteindre d’ici 2026. Un cinquième paramètre - au moins 20% de chaque budget de défense consacré aux nouveaux équipements et à la R&D - a été discrètement réaffirmé dans le communiqué.
La gratuité de l’Europe en matière de défense est terminée
Le premier ministre néerlandais et tout nouveau secrétaire général de l’Otan, Mark Rutte, a parlé d’un «bond en avant de notre défense collective». En réalité, la progression ne sera pas uniforme: chaque allié part d’un point de départ différent et suivra son propre calendrier pour atteindre les 5% - comme le montre clairement le graphique ci-dessous, il s’agit d’une mosaïque de vitesses plutôt que d’un saut unique.
Dépenses de défense prévues en pourcentage du PIB
Source: Otan, WisdomTree au 26 juin 2025, Remarque: le Monténégro et la Macédoine du Nord n’ont pas ajouté de nouveaux engagements.
Le nouvel amendement de la loi fondamentale allemande permet à Berlin d’emprunter plus librement et de porter les dépenses de défense au-dessus de 3% du PIB d’ici 2027, en vue d’atteindre 3,5% deux ans plus tard. La France, l’Italie et l’Espagne, en revanche, sont confrontées à à des corsets budgétaires serrés et à un soutien public tiède - Madrid a même obtenu une dérogation pour sauver la face qui lui permet de rester proche de 2% tant qu’elle atteint ses objectifs en matière de capacités. Dans un scénario de base hypothétique, dans lequel l’Europe augmente ses dépenses pour atteindre 3,5% du PIB, nous estimons que les dépenses supplémentaires atteindront 2,3 billions de dollars américains d’ici à 2025. Dans ce cas, l’Allemagne devrait représenter 700 milliards de dollars.
Scénarios de financement: prix à l’horizon 2035
Source: Commission européenne, WisdomTree au 26 juin 2025. Remarque: les calculs reposent sur l’hypothèse de projets d’investissement pour l’Allemagne dans la base Bull.
Le soutien à l’Ukraine doit être «à l’épreuve de l’Europe»
La formulation du communiqué sur Kiev était, par le passé, anémique; l’adhésion n’a pas été mentionnée du tout. La déclaration affirme le soutien de l’Otan à l’Ukraine, tout en omettant la déclaration de l’année dernière selon laquelle l’avenir du pays est dans l’alliance, ce qui reflète la réticence croissante de l’administration Trump à fournir davantage d’assistance militaire à Kiev. Pourtant, en marge du sommet, le président Trump a émis l’idée de vendre des batteries Patriot à l’Ukraine - ce que Washington a évité jusqu’à présent - tandis que les dirigeants européens ont ouvertement discuté d’un fonds à la danoise qui canaliserait une part de chaque budget national directement vers les usines ukrainiennes. Si, comme beaucoup le supposent discrètement à La Haye, l’aide militaire américaine s’arrête une fois que les allocations de M. Biden auront été versées, l’Europe devra continuer à faire fonctionner la machine de guerre ukrainienne, sous peine de voir la ligne de front se déplacer vers l’ouest.
Aide militaire à l’Ukraine
Source: IfW Kiel, Otan, WisdomTree du 24 janvier 2022 au 28 février 2025. L’aide militaire comprend l’équipement donné directement et l’assistance financière liée à des fins militaires.
Un développement industriel unique en son genre
La chaîne d’approvisionnement de l’Europe en matière de défense est déjà mise à rude épreuve. Le secteur a annoncé 113 nouvelles lignes de production depuis 20221, des usines de poudre de Rheinmetall en Bavière aux usines de drones dans les pays baltes. Bruxelles met la main à la pâte: le mécanisme de prêt SAFE (Security for Action Europe), doté de 150 milliards d’euros, succédera à NextGenerationEU lorsque ce programme prendra fin en 2027, et la marge de manœuvre de la Banque européenne d’investissement en matière de prêts à la défense vient d’être portée à 100 milliards d’euros. Si l’on ajoute à cela la Banque de défense, de sécurité et de résilience, dont la création est envisagée, et le feu vert proposé au niveau de l’UE pour les «obligations de défense», la mise en place de l’arsenal européen sera financée dans des conditions qui auraient été impensables il y a trois ans.
L’attention stratégique se déplace vers l’est et le sud-est
Seule une ligne du communiqué mentionne la Russie, un changement rhétorique qui correspond à la vision plus modérée du président Trump à l’égard de Moscou. Cependant, l’Indo-Pacifique n’a pratiquement pas été mentionné dans le texte final après que trois des dirigeants du Japon, de la Nouvelle-Zélande et de la Corée du Sud, dits IP4, ont annulé leur voyage. L’Australie a envoyé son vice-premier ministre à la place du premier ministre. En raison de leur absence, la sécurité dans la région indo-pacifique n’a guère été évoquée dans le communiqué. Pour l’Europe, cela signifie une double posture : se renforcer contre la Russie sur terre, tout en investissant dans la connaissance du domaine maritime et la surveillance sous-marine conjointe avec le Japon et l’Australie - des tâches qui associent l’acier traditionnel à l’IA, à l’informatique de pointe et à la connectivité par satellite.
L’Otan exige qu’au moins 20% de chaque budget de défense soit consacré chaque année à de nouveaux équipements et à la recherche et au développement. La règle des 20% pour l’équipement et la R&D poussera les capitaux vers ces couches technologiques - l’IA à bord des drones, les nœuds informatiques de pointe qui traitent les données des capteurs en mer, les satellites LEO pour des communications résilientes à l’adresse - plutôt que vers des budgets de personnel à combustion lente. Des entreprises européennes comme Hensoldt (capteurs), Airbus Space (charges utiles LEO) et Saab (logiciels de fusion d’images de surface) se situent en plein dans ce flux de financement.
Conclusion
Le sommet de La Haye n’a peut-être pas été dramatique, mais il a redéfini les bases budgétaires et stratégiques de tout un continent. L’Europe doit dépenser plus, emprunter plus et penser à sa propre sécurité en termes de décennies, et non d’années. Pour les décideurs politiques, il s’agit là d’une liste de tâches redoutables.
1WisdomTree regroupe les nouvelles usines vérifiées, les redémarrages de lignes dormantes et les augmentations de capacité importantes (≥ 25 millions d’euros d’investissement ou ≥ 50 nouveaux ETP). Environ deux tiers sont des munitions ou des produits énergétiques, le reste concerne les missiles, les drones, les coques navales, les radars et les charges utiles de satellites.