Après leur rebond de ce printemps, les marchés font du surplace dans un contexte rendu encore plus incertain par la multiplication des conflits. Comment l’investisseur peut-il adapter son portefeuille? Karen Ward, cheffe stratégiste en Europe pour J.P. Morgan Asset Management, répond aux questions d’Allnews à ce sujet. Notre interlocutrice a été élue l’une des 100 femmes britanniques les plus influentes. Cette ancienne économiste à la Banque d’Angleterre a également publié, en 2011 un rapport sur le monde en 2050. «Il a assez bien passé le test du temps», déclare-t-elle en marge d’une présentation à Genève.
Quelles sont les conséquences économiques du conflit au Moyen-Orient et quels en seront les impacts sur les prix de l’énergie?
Les marchés de l’énergie détermineront la façon dont ces événements seront transmis à l’ensemble des marchés. Il en résulte une hausse du cours du pétrole. Le signal que nous envoient les marchés est celui d’un effet limité en raison de l’existence de surcapacités sur le marché du pétrole. Plusieurs pays de l’Opep peuvent augmenter leur production et empêcher une hausse excessive des prix du brut. Le seul risque à ce scénario d’un impact modeste porte sur la menace d’une fermeture du détroit d’Ormuz. Le transport du pétrole serait profondément perturbé. Mais la probabilité d’un tel scénario est faible. Lors de précédents conflits, le détroit d’Ormuz n’a jamais été fermé. L’intérêt des pays voisins des belligérants s’exprimera à travers diverses pressions sur Israël et l’Iran. Il est intéressant d’observer le comportement du marché obligataire à ce choc.
«Nous pouvons tirer les leçons des événements survenus en 2022 et investir dans les actifs réels.»
A-t-il signalé un risque de récession ou d’inflation?
Le rendement des bons du Trésor américain s’est accru, ce qui signale un risque potentiel d’inflation et non de récession. Le marché anticipe des pressions accrues sur les coûts de production dans le monde si les prix de l’énergie se répercutent sur les processus de production. Les pressions à la hausse sur l’inflation devraient émerger au cours du deuxième semestre de l’année.
Est-ce aussi votre opinion?
Nous pensons aussi que le marché est trop complaisant à l’égard du risque d’inflation. Il me semble que la meilleure référence à cet environnement est celle de l’année 2022. Nous assistons à un choc d’offre et à des disruptions possibles sur les chaînes d’approvisionnement dans un contexte de stimulus budgétaire. Les événements de 2022 nous ont montré que la conjugaison d’une moindre offre et d’une plus forte demande conduit à une hausse des prix. La conviction du marché anticipe un recul de l’inflation, mais elle ne me convainc pas, surtout si l’on prend également en compte les droits de douane, la politique budgétaire et les freins à l’immigration. La hausse de l’inflation sera moins rapide et d’une moindre ampleur qu’en 2022 mais elle devrait se produire. C’est le risque du moment pour le marché, tant pour les actions que les obligations.
Comment interprétez-vous le calme relatif des marchés par rapport aux turbulences géopolitiques et économiques?
Le rebond nous révèle que le marché est d’avis que les politiques économiques les plus disruptives de l’Administration Trump appartiennent au passé et que les prochaines décisions produiront des effets plus limités. Les marchés pourraient être corrects, mais peut-être pas. Nous recommandons de rester prudents et de prendre en compte les risques qui pèseront sur l’économie américaine d’ici la fin de l’année, en particulier celui de l’inflation mais aussi celui d’un ralentissement. Nous recommandons un portefeuille très différent aujourd’hui. Différentes décisions de gestion sont à prendre par l’investisseur.
Est-ce le moment d’avoir un portefeuille capable de traverser une tempête? Et comment y parvenir?
Le portefeuille doit toujours comprendre quelques protections. Aujourd’hui, un portefeuille résilient, apte à passer une tempête, est différent aujourd’hui de celui par exemple d’avant la pandémie. A cette époque, quand l’inflation était absente, l’investisseur pouvait faire confiance aux actions et aux obligations. Dans tous les cas, il ne pouvait qu’être gagnant. Dans un scénario de forte croissance économique, les actions s’appréciaient. Dans celui d’une brève récession, les obligations montaient.
Aujourd’hui, un nouveau choc survient, celui d’un retour de l’inflation. Il devrait conduire à une baisse tant des actions que des obligations. Nous pouvons tirer les leçons des événements survenus en 2022 et investir dans les actifs réels tels que les infrastructures, les actifs liés aux transports, le bois. L’investisseur peut aussi porter son intérêt sur l’or et les matières premières ainsi que les hedge funds macro. Il est plus difficile de mettre en place un portefeuille résilient aujourd’hui parce que le risque d’inflation est plus élevé que dans le passé et qu’il est difficile de s’en protéger.
Les investisseurs hésitent à continuer à investir aux Etats-Unis et privilégient un biais domestique. Est-ce qu’un découplage entre l’Europe et les Etats-Unis peut se matérialiser par exemple en termes d’inflation?
Je suis positive sur l’Europe. Le président Trump pousse l’Europe à se réveiller et à investir. J’ajoute que l’UE donne généralement le meilleur d’elle-même durant les crises. L’actualité récente le démontre à nouveau, si l’on considère la politique budgétaire allemande, les investissements dans la défense, les mesures discutés en faveur d’une réglementation axée sur la croissance et la productivité.
«La hausse de l’inflation sera moins rapide et d’une moindre ampleur qu’en 2022 mais elle devrait se produire.»
L’UE a compris l’urgence du moment. Les mesures favorables à la croissance devraient s’accélérer. Sur les marchés, nous devrions assister à la poursuite du processus de rotation qui se manifeste par une réduction des actifs américains et de leur accroissement en Europe. Ce processus n’est pas dû uniquement au ralentissement attendu aux Etats-Unis mais aussi à des initiatives qui amènent le reste du monde à redécouvrir l’Europe et ses atouts.
Il est vrai que l’Europe est délaissée depuis au moins 15 ans. L’une des raisons est cyclique, en réponse à des politiques budgétaires, monétaires et réglementaires très restrictives. Ces trois catégories de politiques changent de cap et promeuvent une Europe plus souveraine en matière de défense, d’énergie et de demande domestique. Le changement de narratif est très positif.
Est-ce que vous recommandez les titres Value en Europe?
Oui, c’est l’une de nos principales convictions depuis l’automne dernier. En fait, les marchés fluctuent au gré des nouvelles informations et des nouveaux enseignements. Les attentes étaient tellement élevées à l’égard des Etats-Unis qu’il semblait difficile d’encore relever les attentes. En revanche, les anticipations étaient si basses en Europe que des surprises positives semblaient logiques. L’idée d’accroître l’intérêt pour l’Europe s’appuyait aussi sur des valorisations extrêmement attractives. Les actions européennes surperforment cette année et elles devraient poursuivre sur leur lancée. La décote par rapport aux actions américaines demeure significative.
Etes-vous «Risk-off» aux Etats-Unis et «Risk-on» en Europe?
Je ne l’exprimerais pas en ces termes. Je préfère parler d’un processus de rotation, spécialement de la part d’investissements passifs qui, après des années de hausse des indices américains, se retrouvent avec une trop forte allocation aux actifs américains. Nous nous dirigeons vers une allocation plus équilibrée géographiquement.
Le budget américain suscite des craintes auprès des investisseurs obligataires. Comment évaluez-vous ce risque?
C’est effectivement un risque. Il faut préciser qu’en raison du «privilège exorbitant», les investisseurs qui achètent des obligations américaines le font pour d’autres raisons que les acheteurs d’obligations d’autres pays. Mais le raisonnement atteint ses limites. Le nombre des émissions américaines à venir est considérable. La Fed et les investisseurs internationaux sont plus réticents à acheter. Il en résulte des pressions majeures sur le marché domestique américain pour absorber toutes les dettes proposées.
Nous répétons à nos clients que les marchés financiers ont une valeur de signal très importante pour les autorités politiques. Ils leurs montrent à partir de quel point il serait bon d’arrêter d’accumuler des dettes. Lors du passage du budget au Congrès, le marché sera un guide, un révélateur des décisions à prendre. Il en résultera des pressions à la hausse sur les rendements obligataires au deuxième semestre, lesquelles inviteront les politiciens à limiter le déficit budgétaire. Les marchés sauront indiquer ce qu’est une bonne politique.
Les signaux du marché ne sont-ils pas incertains puisque les dernières enchères de bons du Trésor à 30 ans se ont bien passées, à l’inverse des bons à 20 ans?
Plusieurs facteurs jouent un rôle lors des différentes enchères, de l’échéance à la nature de l’obligation. Les Etats-Unis continueront de vendre leurs dettes, mais la question porte sur le prix. Nous pensons que les rendements obligataires resteront élevés.
Le dollar semble entrer dans une phase de déclin. A l’inverse, le franc suisse poursuit une hausse structurelle. Quel est le rôle du franc dans votre allocation?
Tous les investisseurs sont à la recherche d’une valeur refuge. Les candidats à cette fonction diminuent sans cesse. Les investisseurs sont ainsi attirés par l’or et par le franc. C’est un problème récurrent. Le dollar devrait poursuivre sa baisse et accroître les pressions haussières sur le franc. Il appartiendra à la BNS de limiter l’étendue de la hausse du franc, probablement en offrant des taux d’intérêt inférieurs au reste du monde.
«Les actions européennes surperforment cette année et elles devraient poursuivre sur leur lancée.»
Quels actifs sont les meilleur marché aujourd’hui?
Les actions européennes figurent au sommet de la liste des actions déraisonnablement bon marché. Il est certain que certains actifs sont bon marché pour de bonnes raisons, mais les valeurs européennes s’échangent avec une décote record, et injustifiée, par rapport aux américaines dans le contexte du réveil de l’Europe. Les marchés émergents sont également attractifs, mais à un moindre niveau que les européennes, parce qu’elles font face à des vents contraires à court terme.
Est-ce que le cash est adapté aux circonstances actuelles?
Les épargnants commettent systématiquement l’erreur de privilégier le cash lorsque l’actualité géopolitique envoie un message de chaos international. Le problème du cash tient à sa perte de valeur liée à l’inflation, même si elle semble modeste.
Au Royaume-Uni, l’épargnant qui a investi en cash depuis le début de la pandémie n’a plus que 0,91 par livre sterling aujourd’hui du fait de la perte de pouvoir d’achat du cash. En revanche, il disposerait de 1,39 livre s’il avait préféré les actions. Une grande partie de mon travail consiste à encourager les investisseurs à réfléchir avec leur tête plutôt qu’avec leur ventre, donc à investir plutôt qu’à accumuler le cash.
En début d’année, Donald Trump promettait une hausse des actions et une baisse du pétrole. Le résultat a été inverse. Faut-il faire le contraire de ce que disent les politiciens?
La question consiste, compte tenu de ce que les politiciens promettent, à évaluer leurs capacités à accomplir ce qu’ils promettent et à savoir si le résultat sera positif pour l’économie et l’emploi. Ce cadre vous permet de prendre de la hauteur par rapport à différents bruits. Le marché a immédiatement réagi à la hausse, après l’élection de Donald Trump, sans comprendre que le monde avait changé, que l’inflation était persistante, que le déficit budgétaire était considérable. La réalité impliquait que les marchés allaient être volatiles.
Vous vous attendez à une hausse de l’inflation. Comment positionner son portefeuille et avec un regard sur quelle échéance? Faut-il avoir un objectif à 2 ans?
Certaines actions peuvent fonctionner avec un objectif tant à six mois qu’à 24 mois. Je pense à la diversification géographique et à la résilience des actions européennes. L’investissement dans des actions à dividende élevé est aussi une réponse adéquate. Dans une perspective à 24 mois, je suis constructive à l’égard des actions. Malgré les incertitudes politiques, divers événements sont positifs en Europe, avec une plus grande intégration budgétaire et des progrès vers l’union des marchés des capitaux. Il est toujours très difficile d’être négatif à deux ans.
Est-ce qu’avec des actions à dividendes élevés, l’investisseur n’obtient-il pas un biais sectoriel majeur, par exemple avec des assurances et de l’énergie?
De plus en plus de titres versent des dividendes attractifs, auxquels on ajoutera les rachats d’actions. Il n’y a pas de concentration excessive sur un ou deux secteurs avec cette stratégie. Actuellement, le taux de distribution du bénéfice est très faible.