Le retour de la politique économique américaine entre les mains d’acteurs raisonnables – notamment le secrétaire au Trésor Scott Bessent – ne saurait faire oublier le manque de visibilité à court terme, lié à la nature éminemment politique des facteurs dominants, dans un contexte où l’administration peut prendre des décisions soudaines, parfois radicales et imprévisibles. L’optimisme des marchés quant à à une résolution positive des négociations tarifaires pourrait bien être prématuré. Yves Bonzon, CIO de Julius Baer, peine à croire à une reprise durable du marché américain et envisage une année compliquée. Son positionnement reste marqué par une certaine prudence.
Comment expliquez-vous le revirement du président Trump et le moratoire sur les tarifs douaniers?
L’explication la plus plausible est que Donald Trump, sous l’influence de Peter Navarro, artisan du protectionnisme, s’est lancé inconsidérément le 2 avril sans consulter le secrétaire au Trésor Scott Bessent. Les annonces présidentielles ont épouvanté ses bailleurs de fonds (et le reste du monde) et le moratoire a été décidé à la suite d’une visite dudit Scott Bessent au président Trump. Lors des accords conclus à Genève le 12 mai avec la Chine, une trêve a été conclue dans la guerre commerciale déclarée par Trump. Notez que les déclarations initiales de Trump n’avaient guère ému la Chine et que c’était plutôt les Etats-Unis qui se coupaient du reste du monde. Depuis, ils s’affairent à prétendre que cette affaire n’était qu’un malentendu et que les Etats-Unis demeurent le lieu où le capital sera le mieux traité avec le cadre légal le plus favorable aux investisseurs. Pour en savoir davantage sur la stratégie sous-jacente aux annonces de Liberation Day, il faut lire le papier de Stephen Miran, actuellement président du Conseil des conseillers économiques du président des Etats-Unis, sur sa doctrine qui consiste à augmenter les droits de douane pour réaligner les devises et réindustrialiser les Etats-Unis. Tous paraissent avoir oublié est qu’avant d’augmenter les taxes douanières, il aurait fallu sécuriser les chaines d’approvisionnement alternatives.
Le marché est bien remonté depuis les débuts catastrophiques d’avril. Est-ce durable?
Disons qu’aux Etats-Unis, les acteurs les plus responsables ont repris le contrôle et qu’ils ont en tête le bien des bons du Trésor et du S&P500. Par contre le sort du dollar leur importe peu. Aujourd’hui, le déficit commercial américain s’est creusé atteignant un nouveau record. Pour que le rebond du marché tienne, il ne faut pas que les investisseurs internationaux se désaffectionnent des titres américains. Le seul fait de cesser d’acheter des obligations US feraient encore faiblir le dollar et, sauf pour des sociétés uniques comme Nvidia ou Palantir, les autres expositions peuvent être remplacées par des titres non US. C’est certes une leçon pour l’administration américaine qui s’emploie à nous faire oublier les remous d’avril, Trump n’est pas éternel et les Etats-Unis ne sont pas en déclin mais à court terme les doutes planent. Sans oublier que l’incertitude a tué la volonté des dirigeants d’entreprise d’investir car ils ont besoin d’un cadre stable et non dominé par les annonces déraisonnables d’un président fantasque.
Sans oublier non plus l’impact négatif sur le panier du consommateur américain. Le président est revenu à la raison mais les données macroéconomiques sont déformées et les marchés fonctionnent à vue. Si certains investisseurs privés ont acheté la baisse d’avril avec enthousiasme, les investisseurs institutionnels restent précautionneux. Nous manquons de visibilité à court terme en raison de la dimension politique des facteurs prédominants, dans un contexte où l’administration américaine peut opérer des changements soudains, parfois radicaux et imprévisibles. En d’autres termes, l’année restera très compliquée et j’ai du mal à croire à la reprise durable du marché US.
Que disent les grands indicateurs?
Justement il règne une certaine incohérence. Le dollar et l’or indiquent que le pays se dirige vers la récession. Mais le S&P500 exprime une poursuite du cycle haussier. Les bons du Trésor dénotent une inquiétude vis-à-vis du budget et le pétrole augure d’un sévère ralentissement de la croissance globale. Les signaux sont contradictoires même si le marché se retrouve au-dessus de son niveau pré-Liberation Day.
Comment vont évoluer les taux d’intérêt?
Les taux longs japonais, allemands et américains montent, les courbes se pentifient. Pour ce qui est des taux courts, les tarifs douaniers sont inflationnistes aux Etats-Unis et déflationnistes dans le reste du monde. Est-ce temporaire? Jerome Powell a déclaré que nous nous trouvons dans un contexte de chocs d’offre temporaires multiples et que dès lors nous sommes confrontés à un choc permanent qui exclut d’assouplir.
Comment voyez-vous les marchés évoluer?
On semble observer une fuite du capital vers les bilans privés. Après quarante ans de hausse séculaire, les obligations sont entrées dans un marché baissier en 2020. J’observe aussi, après 15 ans de surperformance, un basculement progressif des titres américains vers les titres hors US. Tout pointe donc vers une sortie du capital des US vers le reste du monde et une sortie des bilans publics vers les bilans privés. C’est notamment lié aux politiques fiscales des pays du G7 qui encourent des déficits insoutenables. Aux USA le déficit budgétaire est de près de 7% du PIB et il est question de ne le ramener à des proportions raisonnables que d’ici 2027 au mieux. Malgré ses promesses de faire 2 trilliards d’économie, le DOGE d’Elon Musk n’en a réalisé que 160 milliards donc rien de significatif. L’administration US ne donne pas l’impression d’être sur la voie du redressement fiscal. Sans compter les dégâts subis par leur image – celle de Musk et celle de Trump. Les ventes de Tesla en ont flanché. Par ailleurs, l’EPFL et l’EPFZ n’ont jamais vu un tel afflux de CV de professeurs américains.
Quelle allocation recommandez-vous dans ce contexte?
Il convient de sous-pondérer légèrement les actions et de rééquilibrer vers l’Europe, le Japon et la Chine, conserver 5% d’or, sous-pondérer les obligations d’Etat et réduire l’exposition au dollar. C’est une attitude modérément défensive mais après la grande peur d’avril dernier, il me semble que le sentiment des marchés est trop optimiste sur l’issue des négociations tarifaires.