Après le rebond des marchés d’actions et la hausse des taux obligataires américains, les investisseurs s’interrogent sur l’évolution prochaine des marchés.
Nicolas Bickel, Group Head of Investment Private Banking auprès d’Edmond de Rothschild, répond aux questions d’Allnews:
Quels enseignements pour votre stratégie de placement tirez-vous de l’accord sur les droits de douane entre les Etats-Unis et la Chine?
L’accord entre la Chine et les Etats-Unis était le plus important pour les investisseurs en termes de sentiment. Les taux appliqués entre les deux pays étaient les plus élevés et la tendance était à l’escalade. Le soulagement est réel, mais nous n’assistons qu’à un retour pour 90 jours à des niveaux de tarifs précédant le 4 avril.
Nous pensions qu’il était impensable que les deux pays ne trouvent pas un accord rapidement tant les interdépendances sont énormes. Chacun parle de relocalisation, mais il s’agit là d’un processus à long terme. Il faudrait 5 ans de travaux et de transferts de savoir pour changer de fournisseurs pour l’assemblage des iPhones chez Foxconn en Chine. Pour les Etats-Unis, les taux de droits de douane imposés à la Chine sont une source garantie d’inflation. A court terme à la suite de la raréfaction des produits chinois des étales américains, et à moyen/long terme également car plus l’attente d’un accord se prolongeait et plus le risque d’un deuxième choc inflationniste était à craindre, celui des capacités limitées du transport maritime. Quelle coïncidence: les 7 premiers navires à être taxés, portant 12 000 containers, sont arrivés en Chine le vendredi qui a précédé l’accord.
«Nous sous-pondérons la partie souveraine américaine parce que nous devrions assister à une pentification de la courbe des taux».
Si la moitié des importations chinoises se retrouvait bloquée durant 3 ou 4 mois faute d’accord, le retour de commande n’aurait pas pu être absorbé par les capacités de la flotte marchande mondiale. Nous aurions vécu un phénomène semblable à celui du covid avec une forte hausse des prix du «shipping». Les 5,4% de croissance chinoise publiés pour le premier trimestre résultaient en partie des importantes commandes de biens chinois réalisées par les entreprises américaines en amont des tarifs.
Nous avions donc renforcé notre exposition aux actions à la suite du «liberation day» avec une préférence pour les actions américaines et européennes et réduit la part des actions émergentes hors Chine. La Chine et l’Inde étant les principales économies capables de prendre des mesures de relance importantes pour contrer les tarifs et favoriser une consommation domestique assez vaste et résiliente.
Quelles sont les leçons pour l’Europe?
L’accord met en exergue la flexibilité des Etats-Unis, cependant, il n’est pas nécessairement positif pour l’Europe. Au fur et à mesure que le gouvernement Trump signe des accords avec plusieurs partenaires, dont un partenaire clé comme la Chine, l’UE entre dans la catégorie des «viennent-ensuite», et les Etats-Unis risquent d’être moins pressés d'obtenir un accord avec l’UE.
Le sentiment de marché s’est amélioré après l’accord. Mais les marchés vont-ils accorder davantage de poids aux indicateurs avancés, qui se dégradent, qu’à la réalité économique, qui résiste bien?
La dichotomie est réelle entre les indicateurs de sentiment et les données économiques. Depuis le covid, la puissance prédictive des indicateurs de sentiment s’est nettement estompée. Les résultats des sondages dépendent beaucoup de leur date de réalisation et des biais qui leur sont associés.
Dans une situation aussi incertaine, anxiogène et erratique – c’est la première fois dans l’histoire qu’une personne ou un petit groupe d’individus a autant d’influence sur la possibilité de provoquer ou non une récession mondiale –, les «hard data» ne se détériorent pourtant pas. Le récent indice américain des prix à la consommation n’a, par exemple, pas été une mauvaise surprise.
Nous avons donc tendance à nous raccrocher aux faits plutôt qu’aux sentiments. Historiquement, si nous observons les points les plus bas de la confiance des entreprises américaines, ils correspondent à des plus bas des marchés des actions. Nous en avons déduit que la baisse liée au 4 avril ne s’est pas traduite par une capitulation. D’autant plus que les petits investisseurs ont continué à acheter des titres, à l’inverse des hedge funds et des institutionnels. Les investisseurs «retail» procèdent à des achats nets d’actions depuis 22 semaines. Notre allocation d’actifs n’a donc pas été dictée par les indicateurs de sentiment.
Nous sommes entrés dans la correction d’avril avec une légère surpondération aux actions. Notre objectif consistait à mieux capter le rebond que nous avions subi à la baisse.
Prenez-vous vos bénéfices ou restez-vous haussiers?
Nous préférons apporter de l’asymétrie au portefeuille. Dans le sillage de la reprise des cours, la volatilité a diminué. Il en résulte une réduction du coût de la protection. Nous avions mis en place de telles protections depuis février et avons renouvelé l’opération pour protéger entre 20 et 30% de l’exposition aux actions américaines. En protégeant notre surexposition, nous pouvons ainsi continuer de capter le momentum positif du marché et chercher 5 à 10% de hausse supplémentaire. Nous préférons cette approche asymétrique à des prises de bénéfices à ce stade.
Quel type d’information pourrait permettre une hausse supplémentaire des actions? Est-ce la baisse des impôts aux Etats-Unis?
Les baisses d’impôt sont, bien entendu, un catalyseur important pour la poursuite de la hausse des marchés actions. Pour l’instant, l’accord sur les réductions d’impôts pour 4000 milliards de dollars sur 10 ans accompagnées de 1500 milliards d’économies n’a pas encore été voté par la chambre des représentants et les négociations seront tendues, notamment entre l’aile droite des républicains souhaitant davantage de coupes budgétaires, dans l’action sociale, et les démocrates. Ce programme accroît un déficit public déjà considérable. C’est sans doute l’une des raisons de la hausse des taux des bons du Trésor. Mais ce sont à notre avis d’autres catalyseurs qui pourraient soutenir le marché actions, certes dans un environnement de volatilité élevée: le passage d’un contexte de droits de douane élevés et brutaux à une ère de négociations. Par exemple avec la Chine, les droits de douane américains sont redescendus en moyenne à 45% contre 125% annoncés le 2 avril, et les négociations se poursuivent. Ensuite, les bénéfices du premier trimestre ont dépassé les attentes, tant aux Etats-Unis qu’en Europe, et la plupart des sociétés ont confirmé leurs perspectives de croissance de bénéfices 2025. De ce fait, si les bénéfices devaient moins progresser que prévu en début d’année, on parle toujours d’une hausse de +8 à +9% pour le S&P 500, en dessous de +12% attendus en janvier, mais au-dessus de la croissance historique moyenne annuelle de +7%. Enfin un point souvent négligé est l’amélioration du climat géopolitique avec l’avancée, certes progressive, vers un cessez-le-feu en Ukraine, un rapprochement avec l’Iran, une trêve entre l’Inde et le Pakistan et une possible trêve Israël/Hamas. Ceci a permis une baisse du prix du pétrole, soit un regain de pouvoir d’achat pour les ménages américains.
Est-ce que les taux à 10 ans peuvent grimper à 5%?
Oui. Toutes choses égales par ailleurs, nous estimons possible un taux de 4,8%
Est-ce que l’étendue de la baisse du dollar vous a surpris?
La baisse du dollar est surprenante parce qu’elle est décorrélée de l’évolution des taux d’intérêt. Cette décorrélation est concomitante avec le discours de Trump de vouloir remplacer Jerome Powell. Ce souhait était déraisonnable puisqu’il faudrait changer tout le conseil pour changer la politique monétaire. D’où le recul de Donald Trump sur ce point. Il en est résulté une méfiance des investisseurs qui a pesé sur le billet vert malgré la hausse des taux.
«La baisse du dollar est surprenante parce qu’elle est décorrélée de l’évolution des taux d’intérêt».
La baisse du dollar a notamment été alimentée par le mouvement de dé-dollarisation de plusieurs banques centrales et de leur stratégie de diversification, par exemple en or. Elle est aussi nourrie par la volonté affichée de l’Administration Trump d’affaiblir le dollar pour améliorer la compétitivité de l’économie américaine.
Qu’en déduire pour le portefeuille?
Il est raisonnable «en temps normal» de détenir jusqu’à 40% d’exposition monétaire au dollar dans un portefeuille européen bien équilibré mondialement. Actuellement, nous couvrons environ 15% de cette exposition. Les forces baissières sur le dollar ne sont pas encore épuisées. Le billet vert peut descendre à 1,20 contre l’euro.
La monnaie la plus sous-évaluée est-elle le yuan, si l’on observe l’étendue des excédents mensuels chinois et la compétitivité accrue de ses produits à l’exportation?
La Chine ne cache pas les efforts de manipulation de sa devise. Il est possible que les Etats-Unis, au-delà de l’accord sur les droits de douane, essaient de négocier une forme de stabilité du yuan, pour éviter que la Chine ne réduise la valeur de sa monnaie en contre-partie du niveau des droits de douane. Mais en principe l’accord commercial évoqué ne devrait pas avoir d’effet majeur sur le yuan.
Le yuan devrait en théorie avoir tendance à s’apprécier à long terme s'il accroît son rôle de monnaie de référence pour les échanges commerciaux mondiaux. Pour l’instant, le dollar reste la première monnaie commerciale et continue de progresser, comme le yuan, mais à un moindre niveau. Il est toutefois difficile d’affirmer que le déséquilibre commercial justifie une perception d’un yuan trop faible.
Quelle est votre analyse des actions européennes et émergentes?
L’économie européenne, confrontée aux droits de douane américains, subit une réduction de ses perspectives de croissance ce qui entraine également une amélioration des perspectives d’inflation. La BCE pourrait continuer de baisser ses taux directeurs, davantage que la Fed. Certains secteurs pourront profiter du nouvel équilibre mondial. Des investissements intéressants apparaissent dans les infrastructures, les équipements énergétiques, la sécurisation des infrastructures critiques, la défense et les secteurs qui profiteront des afflux de fonds notamment des gouvernements. Les bancaires européennes, certes plus chères qu’avant, sont encore attractives en raison de leurs bons niveaux de dividendes, de la pentification de la courbe de taux, de profits liés au trading supérieurs aux attentes et à moyen terme de la perspective d’une intégration bancaire européenne. Nous restons donc positifs sur les actions européennes.
Au sein des émergents, nous essayons d’être moins exposés aux pays et secteurs dépendants de la consommation extérieure. Une exposition à l’indice MSCI emerging markets devrait être ajustée en faveur d’une exposition chinoise, voire indienne.
L’industrie du luxe a rebondi après l’accord tarifaire avec la Chine. Est-ce un changement de tendance durable?
Plutôt qu’un changement de tendance, le rebond reflète l’espoir d’une reprise des échanges commerciaux également dans ce secteur. Une distinction doit être effectuée entre l’entrée de gamme qui fait face à des difficultés lorsque le consommateur réduit ses achats à la suite de droits de douane élevés et l’ultra luxe qui n’est influencé ni par les tarifs ni par l’inflation.
Comment vous positionnez-vous sur l’obligataire?
Nous restons sous-pondérés en obligations souveraines.
De manière générale, dans nos portefeuilles, nous cherchons du crédit et du spread via les obligations d’entreprises avec des échéances plutôt courtes. En revanche, nous ajoutons de la duration par l’utilisation des obligations souveraines.
En Europe, nous restons à l’écart des obligations françaises en réponse au marasme politique qui rend difficile la réduction des déficits, ainsi que des titres souverains allemands à la suite des décisions sur l’utilisation du déficit et le changement de la Constitution nécessaire à une relance budgétaire.
Nous sous-pondérons la partie souveraine américaine parce que nous devrions assister à une pentification de la courbe des taux, même si nous ne prévoyons qu’une à deux baisses de taux directeurs. La partie longue de la courbe va subir le mur de la dette qui attend le Trésor américain, avec un record de 7000 milliards de dettes arrivant à échéance cette année, soit environ 25% de la dette totale. Les principaux détenteurs de titres américains ne sont plus, comme beaucoup le pensent, la Chine ou le Japon mais la Réserve fédérale et les fonds de marché monétaire. La Chine, qui avait 1'300 milliards d’actifs en dette américaine en 2011, n’en a plus que 765 milliards, et les pays étrangers 9000 milliards sur 34'000 milliards au total de dette américaine. Les fonds de marché monétaire ont connu d’énormes afflux de fonds ces dernières années mais ils ne détiennent pas d’obligations à long terme. La hausse de l’offre d’obligations va donc peser sur les taux dans un environnement marqué par la réduction du sentiment de valeur refuge du Trésor américain et du dollar.
Sur le segment des obligations d’entreprises, nous avons assisté à des écartements de spreads significatifs après le Liberation Day (environ 200 points de base sur le High Yield et 50 pb sur l’IG). Ces écarts sont toutefois très faibles en comparaison des précédentes récessions (covid, Grande récession de 2008) qui ont atteint jusqu’à 800 pb.
Historiquement, le marché des actions a prédit 9 des 5 dernières récessions, selon l’économiste Samuelson, montrant que le marché actions tend à exagérer les risques de récession. Le marché obligataire est plus correct dans ses anticipations et un meilleur indicateur de récessions futures. En tant qu’ancien trader obligataire, je plaide volontiers pour ma paroisse, mais c’est effectivement un meilleur indicateur des futures récessions. Après le Liberation Day, le marché obligataire ne reflétait pas de récession certaine mais une probabilité de 20 à 40% au maximum. Nous l’avons perçu comme une opportunité de renforcement de certaines expositions, non pas dans le High Yield de plus faible qualité mais sur la partie «cross-over» (à partir de BB). Dans le cadre d’un risque de récession non nul, nous préférons également nous exposer à un risque de structure plutôt qu’à un risque de crédit, soit acheter de la dette hybride/subordonnée à du «pur» High Yield.
Pouvez-vous nous l’expliquer?
Lorsque l’investisseur achète une obligation à haut rendement (High Yield), il acquiert une obligation Senior de premier rang d’une société qui rencontre certaines difficultés de cash-flow, qui, dans une période d’inflation et de hausse des taux, si elle peine à relever ses prix de vente pour maintenir ses marges, risque le défaut de paiement. Pour le même type de rendement, il est possible d’acheter des obligations hybrides, lesquelles sont bien connues dans les financières, mais qui sont tout aussi intéressantes sur les entreprises non financières. Ces dernières offrent un risque de structure parce que l’investisseur supporte un risque de subordination d’une société d’un très bon rating et non un risque de crédit d’une société en plus grande difficulté. Ces sociétés avec de très bonnes notations de crédit émettent de la dette subordonnée aux obligations de premier rang car grâce aux méthodologies des agences de notations, elles sont considérées comme de l’«Equity» et n’augmentent donc pas le ratio de dette/equity. Grâce à cette part d’émission subordonnée, le rating de l’entreprise est maintenu et cela lui permet de continuer à lever de la dette de premier rang à des taux attractifs. La règle de cette dette subordonnée implique souvent un rappel de la dette à la date de Call (3 ou 5 ans), sans quoi l’entreprise risque de voir sa notation abaissée. L’obligation est souvent «pricée» à maturité mais «callée» généralement à la date du Call. Ce marché de la dette hybride existe avant tout en Europe mais il se développe de plus en plus aux Etats-Unis.
Les actions européennes ont profité de rapatriements de fonds à travers des ETF. Est-ce qu’à l’avenir ce sont plutôt les small caps et une gestion active qui prendront le relais?
Compte tenu de la grande dichotomie géographique et sectorielle, une gestion active paraît plus appropriée en Europe. Mais la moitié des flux sont passifs et investissent plutôt dans les grandes capitalisations.
La surperformance européenne de cette année est parfois comprise comme un nouveau paradigme. En réalité, les entreprises américaines demeurent beaucoup plus dynamiques que les européennes. Nous avons rarement observé une surperformance des actions européennes de plus de 12 à 18 mois. Depuis le 4 avril, la performance est similaire. A l’avenir, les flux devraient continuer de se diriger tant vers la gestion passive que vers la gestion active en Europe. Ceci dit, la gestion active garde de bonnes perspectives et retiens notre préférence sur ce marché.
En Suisse, prévoyez-vous des taux d’intérêt négatifs?
Les taux suisses seront très certainement négatifs d’ici la fin de l’année, comme l’anticipe le marché. Nous pensons qu’ils seront de -0,25% à la fin décembre. La BNS dispose de deux principaux moyens d’action, le taux de change ou les taux d’intérêt. Au moment où la Suisse se situe sur la liste des manipulateurs de devises et où elle négocie un accord avec les Etats-Unis, il serait inapproprié pour la BNS d’agir sur les changes, d’autant que cela se traduit par une augmentation de la taille de son bilan. Or le public apprécie peu que la banque centrale présente un bilan d’une taille supérieure à celle de l’économie. La BNS devrait agir davantage sur les taux d’intérêt.