Zoom sur l’euro et risques mineurs pour les devises émergentes

Sven Schubert, Vontobel Asset Management

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La paire euro/dollar a fait preuve d'un dynamisme éclatant ces derniers temps. Au demeurant, ce sont toutes les devises européennes qui devraient avoir le vent en poupe cette année.

Il arrive parfois qu'après une longue léthargie, une devise plonge soudain dans des profondeurs abyssales ou se mette au contraire à crever le plafond. De tels accès tiennent rarement à l'évolution de la seule zone monétaire à laquelle elle appartient. Car comme en danse, ce pas s'esquisse à deux. Autrement dit, c'est la trajectoire relative de deux espaces monétaires qui préside à la destinée d'une paire de devises. Dans un passé récent, les banques centrales ont pesé de tout leur poids sur le devenir de l'économie mondiale. Un scénario qui a toutes les chances de se réitérer en 2018.
La paire euro/dollar a fait preuve d'un dynamisme éclatant ces derniers temps, le billet vert cédant un terrain proportionnel à celui conquis par la monnaie unique. Au demeurant, ce sont toutes les devises européennes qui devraient avoir le vent en poupe cette année.

Politique monétaire: un fossé appelé à se combler de part et d'autre de l'Atlantique

La valorisation et les cycles conjoncturels sont deux des trois critères qui déterminent l'évolution d'un taux de change. Or tous deux plaident pour un raffermissement durable de l'euro à moyen et long terme. Il faut dire que la monnaie unique souffre d'une sous-évaluation chronique. Autre indice venant conforter ce postulat, la perspective de voir les politiques monétaires des États-Unis et de la zone euro converger à nouveau.
Il suffit pour s'en convaincre de jeter un coup d'œil dans le rétroviseur. Mesuré à l'aune du différentiel d'intérêt entre les bons du Trésor et les Bunds allemands à 10 ans, l'écart entre le cap choisi par la Réserve fédérale américaine et celui suivi par son homologue européenne a atteint ces dernières années une ampleur historique. La politique résolument accommodante mise en œuvre par la Fed entre 2008 et 2014 en réponse à la crise financière n'a été suivie par la BCE, de 2009 à 2017, qu'après moult tergiversations. Or, c'est cette réaction ferme et énergique des autorités monétaires américaines qui a permis à l'économie de l'oncle Sam de redécoller bien plus rapidement que celle du Vieux continent. Il n'est donc guère surprenant que la Fed ait également mis fin avec plus de détermination à sa politique de rachats d'emprunts d'Etat. Avec pour conséquence immédiate une hausse des rendements US et l'envol du dollar.

«Le raccourcissement des rênes monétaires
de la BCE ne profitera pas seulement
à la monnaie unique européenne.»

Les prémices ont néanmoins changé depuis quelque temps car le fossé entre les politiques monétaires menées de part et d'autre de l'Atlantique tend désormais à se combler. Certes, la Fed est bien partie pour atteindre son taux directeur d'équilibre, à tout juste 3% (contre 1,5% actuellement), alors que la BCE n'a pas encore procédé au moindre tour de vis. Mais elle pourrait bien en effectuer quelques-uns à compter de 2019 et cette perspective a toutes les chances de se répercuter, dès cette année, sur la trajectoire des rendements de plusieurs pays du noyau dur de la zone euro, comme l'Allemagne. Résultat, l'euro a une belle marge de progression et devrait largement pulvériser sa juste valeur face au dollar (actuellement à 1,26) d'ici à quelques années, la barre des 1,40 ne paraissant guère un obstacle infranchissable. Pour l'heure, une remontée du taux de change EUR/USD aux alentours de sa juste valeur semble tout à fait envisageable. Car même après sa dernière percée, l'euro affiche toujours une sous-évaluation de 6% face au billet vert.

Les voisins de l'UEM profitent eux aussi de l'embellie de l'euro

Le raccourcissement des rênes monétaires de la BCE ne profitera pas seulement à la monnaie unique européenne. D'autres pays, en Scandinavie et en Europe de l'Est, en recueilleront également les fruits. A en juger par leurs fondamentaux, la Hongrie, la Pologne et la Suède mériteraient d'ailleurs d'ores et déjà de procéder à quelques tours de vis. La Suède en particulier conjugue une forte croissance (près de 3%) à une inflation flirtant avec l'objectif de 2% fixé par la Riksbank, le tout sur fond de saturation des capacités de production.

«Il semble raisonnable d’anticiper un raffermissement
de la couronne suédoise et des devises d'Europe
de l'Est dans les 12 à 24 mois à venir.»

Faute de réelles tensions inflationnistes et d'augmentation significative des salaires, la banque centrale suédoise semble néanmoins rechigner à durcir le ton. L'absence de renchérissement notable des prix pose en effet problème aux petites économies ouvertes de Scandinavie et d'Europe de l'Est, fortement tributaires des autres blocs économiques. La Riksbank ne peut se permettre de suivre un cap différent de celui choisi par la BCE alors qu'aucune pression salariale ne le justifie. Dans le cas contraire, le creusement du différentiel de taux provoquerait une appréciation de la couronne suédoise avec, à la clé, une chute des prix à l'importation de nature à plomber l'inflation globale du pays. C'est dire si les déclarations des sages de Francfort sur l'imminence d'une normalisation monétaire tombent à point nommé pour la banque centrale suédoise, qui n'a pas attendu la fin de 2017 pour annoncer des mesures analogues. Parce que la Pologne et la Hongrie lui emboîteront probablement le pas en 2018, il semble raisonnable d’anticiper un raffermissement de la couronne suédoise et des devises d'Europe de l'Est dans les 12 à 24 mois à venir, notamment face au franc et au dollar.

L'Italie, talon d'Achille de l'Europe en ce début d'année

Aucun obstacle sérieux n'est susceptible d'entraver la concrétisation de ces prévisions, si ce n'est la politique. Or, dès le 4 mars prochain surgira un écueil majeur, avec la tenue d'élections générales en Italie. Nul doute qu'une percée du Mouvement 5 étoiles raviverait les craintes – que l'on croyait pourtant écartées – d'un éclatement de la zone euro. Les investisseurs fuiraient alors les placements à risque comme la peste, ce qui provoquerait un creusement du différentiel d'intérêt entre l'Allemagne et les pays de la périphérie. Conséquence, la BCE ralentirait la cadence de son processus de normalisation, retardant ainsi le redressement des devises européennes. Quant au franc suisse, dopé par le repli des investisseurs vers des devises dites refuges, il se retrouverait soudain sous le feu des projecteurs. Il suffit de comparer la prime de risque dans la zone euro au taux de change EUR/CHF pour comprendre à quel point le franc suisse a vu sa trajectoire dictée l'an dernier par les événements politiques. Suite à la présidentielle française, qui s'est soldée par une défaite de la populiste Marine Le Pen, la prime de risque a nettement reculé dans la zone euro, pour le plus grand soulagement de Thomas Jordan, le président de la BNS. Résultat immédiat sur le marché des changes: l'euro a grimpé pour atteindre 1,17 franc suisse.

«Le franc suisse a vu sa trajectoire
dictée l'an dernier par les événements politiques.»

Quoi qu'il en soit, nous écartons l'hypothèse d'une victoire des partis europhobes dans la Péninsule italienne. La formation, à l'issue du scrutin, d'une coalition composée de partis traditionnels serait foncièrement salutaire pour un euro dont la marge de progression au-delà du seuil de 1,20 face au franc semble s'amenuiser. Or ce palier, qui correspond peu ou prou à la juste valeur de la devise helvétique, permettrait à la BNS de commencer à amputer son bilan et à liquider ses réserves de change pour racheter sa propre monnaie.

La fin prochaine de la dérive du yen

Depuis un certain temps déjà, la Banque du Japon s'est donné pour mission de lutter contre la déflation. Or la gardienne de l'orthodoxie monétaire nippone, qui a mis en place le programme d'assouplissement quantitatif le plus agressif comparé à ses consœurs (les rendements des emprunts d'État à dix ans stagnent à zéro), semble en passe de gagner son pari. Le sursaut conjoncturel qui se dessine dans l'Archipel nous donne à penser que la hausse progressive des salaires pourrait enfin déboucher sur un renchérissement des prix, de l'ordre de 1% en 2018 et 1,4% en 2019. Et même si l'objectif de 2% d'inflation dans les deux années à venir semble encore hors de portée, la tendance est à une politique monétaire moins expansionniste. À telle enseigne que la Banque du Japon pourrait relever, par crans successifs, l'objectif de rendement des emprunts d'État à dix ans, actuellement à zéro, pour flirter fin 2018 avec la barre des 0,3%. Le confortable rebond enregistré tant par le dollar en 2014 que par l'euro en 2017 durant la première phase de normalisation monétaire laisse entrevoir, en pareil scénario, un raffermissement sensible du yen face à la devise américaine. Sans compter que son appartenance aux devises les plus fortement sous-évaluées lui confère un beau potentiel de hausse à longue échéance.

Des risques politiques mineurs dans les pays émergents

Ce climat favorable devrait également donner des ailes aux nations émergentes en 2018, à condition toutefois que les banques centrales des États-Unis et de la zone euro tiennent parole et ne resserrent l'étau monétaire qu'à pas lents et comptés. Les économies émergentes ont effectivement prouvé par le passé, notamment dans les années 2000, qu'elles étaient en mesure de digérer – en cas d'accélération de la croissance – une hausse lente et modérée des rendements américains. Seules les phases marquées par une augmentation forte et rapide des rendements ont engendré une ample correction des obligations en monnaies locales.

«La Banque du Japon semble
en passe de gagner son pari.»

Quant aux deux autres risques susceptibles de menacer les pays émergents – une appréciation prolongée du dollar et une solide correction des cours des matières premières – ils sont pour l'heure quasi inexistants. Tout rebond sensible de la devise américaine aurait pour effet d'aggraver les risques de défaillance des débiteurs en dollars – catégorie à laquelle appartiennent nombre de nations émergentes, qui émettent leurs emprunts d'État en USD. De même, le repli des cours des matières premières en-deçà de leurs niveaux de début 2016 entamerait la solvabilité des entreprises émergentes, tributaires de l'évolution de ces cours.
Or, à un environnement extérieur globalement porteur s'ajoutent d'autres facteurs – une valorisation légèrement favorable, un rendement élevé (+6%), une moindre vulnérabilité (concrétisée par un recul des déficits courants) et la perspective d'une reprise conjoncturelle certes modérée mais synchrone aux quatre coins du globe – qui militent en faveur d'une stabilité, voire d'une légère revalorisation des devises émergentes. De quoi justifier notre confiance, d'autant qu'une embellie conjoncturelle généralisée ne manquerait pas de donner un joli coup de pouce aux pays à vocation exportatrice que sont les nations émergentes. Sachant que l'accélération du rythme des exportations ne tient pas seulement à la hausse des prix à l'exportation (cours des matières premières) mais aussi à l'augmentation des volumes exportés.

«Tout rebond sensible de la devise américaine
aurait pour effet d'aggraver les risques
de défaillance des débiteurs en dollars.»

Certes, les risques politiques demeurent: coup de barre à gauche au Mexique lors des élections de juin et détricotage des réformes imposées par l'actuel président Enrique Peña Nieto; renégociation de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA); hypothèques planant sur l'avancement de la réforme, ô combien nécessaire, des caisses de retraite au Brésil. Reste que la plupart des nations émergentes devraient voir leurs systèmes politiques consolidés et leurs titres à revenu fixe afficher à nouveau, et dès cette année, de confortables rendements.