Un air de déjà-vu à la BCE?

Joachim Fels, PIMCO

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Les espoirs d’un boom de réouverture rapide suivi d’une courte période de normalisation au deuxième semestre 2021 se sont presque complètement éteints.

«hawkish» de la BCE jeudi dernier: «Je pense que les risques d’un resserrement prématuré l’emportent sur les bénéfices».

Au cours des derniers trimestres, nous avons d’abord compté les vaccinations, puis les navires de marchandises attendant de pouvoir se mettre à quai dans les ports, pour maintenant surveiller les températures, les prévisions météorologiques et la force du vent. Les espoirs d’un boom de réouverture rapide suivi d’une courte période de normalisation au deuxième semestre 2021 se sont presque complètement éteints.

Le revirement hawkish de la Banque centrale européenne la semaine dernière, ainsi que le Comité de politique monétaire de la Banque d'Angleterre qui n'a manqué que d'une voix pour relever les taux de 50 points de base au lieu de 25, ont clairement montré que les banques centrales mondiales, avec en tête la Réserve fédérale américaine, sont déterminées à réagir avec force face à une inflation qui atteint des sommets inégalés depuis plusieurs décennies.

La présidente de la BCE, Madame Lagarde, n'excluant plus une hausse des taux cette année et indiquant que les récentes surprises à la hausse de l'inflation ont suscité une «préoccupation unanime» au sein du conseil des gouverneurs, les marchés tablent désormais sur la fin des achats nets d'actifs dans le courant de cette année et sur des hausses de taux de 50 points de base d'ici à la fin de 2022, ce qui implique la sortie de la politique de taux d'intérêt négatifs.

Certes, une telle action de la BCE pourrait être considérée comme une gestion du risque appropriée pour prévenir une spirale potentielle des prix et des salaires et comme une réponse à l'impopularité croissante des taux d'intérêt négatifs que les banques répercutent de plus en plus sur les déposants. Toutefois, les épisodes de 2008 et 2011, lorsque la BCE a dû rapidement annuler des hausses de taux apparemment appropriées en raison d'une crise financière, constituent un avertissement et pourraient bien calmer les décideurs; de plus en plus nerveux, de la BCE.

Deux arguments peuvent être avancés en faveur de la réduction de l'accommodation monétaire dans la zone euro dans les circonstances actuelles. Le premier est la gestion du risque face à un taux d'inflation globale de 5,1% qui dépasse les prévisions et qui est bien supérieur à l'objectif symétrique de 2%. Même si la BCE a de bonnes raisons de s'attendre à ce que l'inflation se modère largement d'elle-même au cours de cette année et de l'année prochaine, ces attentes pourraient s'avérer trop optimistes. Plus l'inflation reste élevée, plus le risque d'une spirale salaires-prix et d'une hausse des anticipations inflationnistes au-delà de l'objectif est grand. Cela pourrait alors nécessiter un resserrement plus marqué plus tard, qui pourrait déclencher une récession.

La deuxième raison est d'ordre politique: les taux d'intérêt négatifs sont extrêmement impopulaires, d'autant plus que les banques ont fait des progrès pour les répercuter sur un nombre croissant de déposants. Plus les taux négatifs dureront, plus le soutien du public à la politique de la BCE sera ébranlé. De ce point de vue, certains décideurs de la BCE peuvent estimer qu'une inflation élevée, même si elle est considérée comme temporaire par nature, constitue une excuse parfaite pour sortir d'un instrument de plus en plus impopulaire.

Toutefois, avant que la BCE ne puisse abandonner les taux négatifs, elle devra franchir un obstacle qu'elle s'est elle-même imposée. Dans le cadre de ses orientations prospectives sur la séquence de sortie, le Conseil des gouverneurs a déclaré (et répété jeudi dernier) qu'elle devrait d'abord mettre fin à ses achats nets d'actifs avant de commencer à relever les taux d'intérêt directeurs de la BCE. Cette orientation s'applique aux deux programmes d'achat qui sont actuellement encore en vigueur - le programme d'achat d'urgence en cas de pandémie (PEPP), qui doit arrêter ses achats nets à la fin de mars 2022, et le programme d'achat d'actifs (APP). Pour ce dernier, les orientations actuelles que la BCE a réaffirmées jeudi dernier prévoient des achats nets de 40 milliards d'euros au deuxième trimestre 2022 et de 30 milliards d'euros au troisième trimestre, suivis de 20 milliards d'euros par la suite "aussi longtemps que nécessaire". Ainsi, si la BCE voulait relever les taux avant le T4 2022, elle devrait d'abord modifier sa position sur les achats d'actifs et annoncer une fin anticipée du APP. Bien sûr, cela pourrait être fait dès le mois de mars afin de créer plus de flexibilité sur les taux directeurs, mais la modification d'une telle orientation prospective a toujours pour prix le fait que des orientations futures similaires seront jugées moins crédibles.

Par ailleurs, les prévisions des banques centrales concernant les taux et/ou les achats d'actifs pourraient bien avoir perdu leur utilité dans un environnement macroéconomique en mutation. Comme nous l'avons fait valoir dans nos Perspectives séculaires 2021 - L'ère de la transformation, les cycles économiques des années à venir devraient être plus courts et plus amples, la croissance économique et l'inflation devenant plus volatiles. Un tel environnement nécessiterait probablement des changements de politique monétaire plus fréquents et plus prononcés, voire des revirements, en réaction à l'évolution rapide des conditions cycliques. Dans un tel environnement, le fait de se lier les mains par des orientations prospectives, même si elles ne sont que conditionnelles, pourrait devenir une entrave plutôt qu'une aide pour des politiques monétaires efficaces.

Pour en revenir à la BCE, si les arguments ci-dessus en faveur d'un changement d'orientation de la politique monétaire - gestion du risque et politique des taux d'intérêt négatifs - ne doivent pas être rejetés trop rapidement, je pense que les risques d'un resserrement prématuré l'emportent sur les bénéfices, pour trois raisons.

Tout d'abord, je ne suis pas convaincu que le durcissement de la politique monétaire face à un énorme choc de l'offre causé par le Covid-19 et la flambée des prix du pétrole soit une politique sensée. La demande dans la zone euro est beaucoup moins dynamique qu'aux États-Unis, car la politique budgétaire a été moins expansionniste et les restrictions liées à la pandémie ont été plus strictes. En outre, la croissance des salaires nominaux est restée très faible jusqu'à présent, ce qui, conjugué à une inflation courante élevée, implique une réduction significative du revenu disponible réel des ménages. Un resserrement de la politique monétaire ne ferait qu’empirer la situation.

Deuxièmement, un resserrement de la politique monétaire serait en contradiction avec l'objectif déclaré de la BCE de ré-ancrer les anticipations d'inflation à long terme autour de l'objectif symétrique de 2%. De fait, les points morts d'inflation à cinq ans, qui, malgré leur augmentation au cours de l'année écoulée, étaient encore inférieurs à l'objectif, ont chuté en réponse au revirement hawkish de la réunion du Conseil de jeudi dernier.

Troisièmement, l'abandon des achats nets d'actifs et le relèvement des taux directeurs augmentent le risque d'accidents financiers, d'autant plus que les niveaux d'endettement ont bondi pendant la pandémie et que de nombreuses autres banques centrales resserrent leur politique au même moment. Compte tenu de sa structure institutionnelle particulière «une monnaie, plusieurs nations», la zone euro reste exposée au risque de fragmentation financière entre ses nombreux marchés obligataires souverains et ses systèmes bancaires nationaux. Bien qu'une stratégie de réinvestissement flexible (qui reste possible dans le cadre du PEPP) et des opérations de prêt ciblées pour les banques permettent d'atténuer en partie ce risque, le risque d’une débâcle des obligations souveraines et des banques reste réel, en particulier si la BCE s'oriente vers la lutte contre un problème d'inflation réel ou perçu.

Compte tenu de ces risques, et en gardant à l'esprit les épisodes de 2008 et 2011 de resserrement inopportun de la politique monétaire de la BCE, il est probable que les têtes froides et les mains fermes continueront de prévaloir à la BCE. Toutefois, le risque d'une nouvelle erreur de politique monétaire s'est clairement accru - un point de vue que semblent partager de nombreux acteurs du marché, compte tenu de l'inversion de la courbe des taux d'intérêt à 10-30 ans et de la chute des points morts d'inflation à long terme. Une raison de plus de se préparer à un environnement macroéconomique plus incertain, escarpé et volatil en 2022 et au-delà!

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