On peut se demander si Joe Biden ne se fait pas lui-même un croc-en-jambe avec son éclair de génie.
Si tout est partagé dans le socialisme, cela concerne en dernier ressort aussi la propriété intellectuelle. C’est ce que pensent apparemment les anciens candidats à la présidence Bernie Sanders ou Elizabeth Warren et ils ne sont pas les seuls. De nombreux démocrates aux Etats-Unis sont de cet avis et applaudissent par conséquent le président en fonction Joe Biden, parce qu’il s’engage en faveur d’une levée temporaire de la protection des brevets pour les vaccins contre le COVID-19. Joe Biden ne va certes pas tout à fait aussi loin que l’Afrique du Sud ou l’Inde. Ces dernières ont exigé la levée complète et pas seulement temporaire des TRIPS (TradeRelated-Aspects of Intellectual Property Rights), l’accord applicable à la protection de la propriété intellectuelle et donc aussi des brevets, dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Quand on pense à tous les efforts autrefois déployés pour parvenir à cet accord et combien les négociations ont été longues, même la suppression temporaire de la protection des brevets équivaudrait à l’enterrement d’une idée. Une suppression pour cause de pandémie au motif que des événements extrêmes nécessitent des mesures extrêmes serait clairement excessive. La concurrence est encore le meilleur vecteur de solutions optimales et cela vaut également pour la fabrication de vaccins. Celui qui élabore la meilleure substance doit également en profiter au plan économique, il n’y a pas meilleur moyen d’inciter à la performance maximale. Le socialisme et la protection des brevets sont tout simplement incompatibles. Certes, il ne semble pas pour l’instant que l’accord TRIPS puisse être annulé, car la procédure de consensus qui devrait être convoquée à cet effet nécessiterait l’unanimité et que tant l’UE que le Japon, la Grande-Bretagne et bien sûr la Suisse qui abrite de nombreuses sociétés pharmaceutiques sont plutôt opposés à la proposition de Joe Biden. Toute cette polémique ne fleure cependant pas bon et la proposition n’est pas encore totalement écartée, car les Etats-Unis sont un membre puissant pour ne pas dire tout-puissant de l’OMC.
La société CureVac à Tübingen en Allemagne a plus ou moins découvert la vaccination ARNm par hasard il y a une vingtaine d’année. Ingmar Hoerr, l’un des deux patrons de CureVac, voulait voir s’il obtiendrait une réponse immunitaire de souris en leur injectant de l’ADN. Afin de sécuriser les résultats de cette expérience, Ingmar Hoerr explique qu’il a injecté de l’ARNm, une copie moléculaire de l’ADN, à un deuxième groupe de souris. Et il se trouve que les souris auxquelles il avait injecté l’ARNm ont présenté la plus forte protection immunitaire. Sans ce procédé, nous n’en serions pas là aujourd’hui. Pendant longtemps ce procédé est resté plus ou moins en veille et seuls les spécialistes étaient au fait de son existence, mais depuis que le coronavirus a fait son apparition, même monsieur Tout-le-monde a au moins compris à quel point il avait été utile de développer un vaccin contre la pandémie en un temps record. Plus utile que tous les procédés traditionnels et grâce à quelques (petites) sociétés de biotechnologie qui expérimentaient le nouveau procédé ARNm. La politique, à commencer par l’Europe, n’a pas misé sur ces petits acteurs, mais sur les grands groupes établis qui fabriquent des vaccins avec la technologie vectorielle traditionnelle et sur le fait que la concurrence ordonnée générerait dès que possible de grandes quantités de vaccin. Ce pari a échoué. Il est probable que les principes actifs ARNm seront les leaders du marché au plus tard l’an prochain et qu’ils évinceront la fabrication vectorielle traditionnelle. Le vaccin d’AstraZeneca est déjà entaché par les effets secondaires et la société n’a pas été en mesure de livrer les quantités de vaccins initialement promises. Le groupe Johnson & Johnson ne parvient pas non plus à assurer la production comme il le voudrait et le groupe français Sanofi et son partenaire GlaxoSmithKline n’aboutiront qu’en fin d’année avec le procédé vectoriel traditionnel, raison pour laquelle il teste parallèlement un vaccin sur la base de l’ARNm avec l’entreprise Translate Bio de Boston. Les vainqueurs de la course au vaccin ont donc été désignés et ils doivent à présent récolter les fruits de leur succès. Il ne faudrait pas les en priver, au motif que le président américain veut à présent endosser le costume de sauveur de l’humanité. Notre gratitude ne va pas à Joe Biden, mais à des entreprises telles que CureVac, Moderna, BioNTech et Cie.
Moderna ou BioNTech vont multiplier leurs chiffres d’affaires cette année et enregistrer de gros bénéfices, simplement parce qu’elles l’ont mérité. N’oublions pas qu’elles ont mené des recherches sans la moindre ressource pendant des années et qu’elles ont pris de gros risques lorsque la pandémie s’est manifestée. Alors qu’il y a un an, les politiciens et les citoyens pensaient que le pire était déjà derrière nous, la petite société BioNTech a racheté à Novartis une installation de production dans la ville allemande de Marburg afin d’y fabriquer son propre vaccin contre le Covid-19 selon le procédé ARNm. Entre-temps, le géant pharmaceutique Novartis produit même le vaccin BioNTech dans sa propre installation de production à Stein en Argovie. Novartis table sur les premières livraisons au troisième trimestre. Novartis est donc en quelque sorte devenu un «sous-traitant» de BioNTech et désormais aussi pour CureVac, tout comme le géant pharmaceutique allemand Bayer. Un échange de rôles classique, grâce à l’innovation. D’après le site Internet de Novartis, l’accord de production avec BioNTech prévoit «de prendre en charge le principe actif ARNm de BioNTech dans des réservoirs de grande taille et de le transférer dans des flacons pour injection dans des conditions aseptiques, avant de le restituer à BioNTech qui le distribuera à des clients du secteur de la santé dans le monde entier». Si l’on levait à présent le brevet sur l’ARNm, nous réaliserions certes des économies d’échelle, mais nous donnerions aussi des incitations économiques totalement inopportunes pour l’avenir. La taille et la masse prendraient le pas sur la culture (plus) flexible des start-ups et des inventeurs. L’attente l’emporterait alors sur l’initiative et anéantirait toute innovation. Ce n’est pas la protection des brevets qui est responsable des difficultés d’approvisionnement en vaccins, mais le seul fait que les groupes (petits et grands) ont simplement besoin de temps pour adapter leurs capacités de production à la nouvelle technologie ou pour créer de nouvelles unités de production. N’oublions pas que nous parlons de lots qui se comptent par milliards. On peut se demander si Joe Biden ne se fait pas lui-même un croc-en-jambe avec son éclair de génie. Tout comme ceux qui décideront à l’avenir, si le brevet reste protégé ou non. L’innovation est le vecteur par excellence de la création de valeur future et il n’y a pas que la Silicon Valley qui en est consciente. Ne dit-on pas: «aux grands maux les grands remèdes»! Les Chinois seraient en tous cas ravis de pouvoir accéder à l’avenir aux brevets américains qui sont encore protégés aujourd’hui. La protection des brevets n’est pas un bien public, mais un bien privé, même en ces temps de pandémie.