Renoncer à la croissance?

Joseph E. Stiglitz, Prix Nobel d'économie

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Nous n’atteindrons pas la neutralité carbone d’ici 2050 si nous nous contentons de confier les choses au marché.

Smog sur Pékin. ©Keystone

C’est aujourd’hui une évidence: nous vivons au-dessus des limites de notre planète. À moins que nous changions quelque chose, les conséquences seront catastrophiques. Cette chose à changer serait-elle l’accent que nous plaçons sur la croissance économique?

Le changement climatique constitue le premier risque auquel nous sommes confrontés, et nous en observons d’ores et déjà les coûts. Dans ce «nous», j’inclus les Américains. Les États-Unis, dont le parti politique majoritaire est dominé par des responsables qui nient le changement climatique, sont le premier émetteur de gaz à effet de serre par habitant, et le seul pays à refuser d’adhérer à l’accord climatique de Paris 2015. Une certaine ironie veut que les États-Unis soient devenus l’un des pays qui subissent les plus forts dommages aux biens associés à des événements climatiques extrêmes, de type inondations, incendies, ouragans, sécheresses, et vagues de froid.

À une certaine période, bon nombre d’Américains espéraient même que le changement climatique leur soit bénéfique. Les eaux côtières de l’État du Maine deviendraient par exemple baignables. Aujourd’hui même, plusieurs économistes pensent encore qu’il n’y a pas réellement matière à s’inquiéter tant que l’augmentation de la température planétaire moyenne ne dépasse pas 3 à 4°C, contre 2°C en vertu du seuil fixé par l’accord de Paris. Ce pari est absolument irresponsable. Il est prévu que les concentrations de gaz à effet de serre atteignent leur plus haut niveau en plusieurs millions d’année, et nous n’avons nulle-part ailleurs où nous réfugier si nous perdons la partie.

En n’attribuant que peu d’importance à des issues désastreuses,
les études biaisent systématiquement l’analyse en direction de l’inaction.

Les études qui suggèrent que nous pourrions tolérer des températures plus élevées sont profondément erronées. Dans la mesure où elles oublient par exemple systématiquement de procéder à des analyses appropriées du risque, leurs modèles n’accordent pas suffisamment de poids à la probabilité d’issues terribles. Plus nous attribuons de poids au risque d’issues défavorables, et plus ces perspectives apparaissent désastreuses, plus nous sommes en mesure de prendre des précautions. En n’attribuant que peu d’importance – beaucoup trop peu – à des issues désastreuses, ces études biaisent systématiquement l’analyse en direction de l’inaction.

Ces études sous-estiment par ailleurs la non-linéarité des fonctions relatives aux dégâts provoqués. Autrement dit, notre système économique et écologique est peut-être résilient face à de faibles changements de température, les dommages n’augmentant que proportionnellement à la température, mais une fois le changement climatique parvenu au-dessus d’un certain seuil, l’augmentation des dégâts accélère par rapport à la montée de la température. Les pertes de récoltes deviennent par exemple sérieuses face aux épisodes de gel et de sécheresse. Or, si un niveau de changement climatique inférieur au seuil est susceptible de ne pas modifier le risque de gel ou de sécheresse, un niveau plus élevé vient augmenter de manière disproportionnée le risque de tels événements extrêmes.

C’est précisément là où les conséquences du changement climatique apparaissent les plus importantes que nous sommes le moins en mesure d’en absorber les coûts. Aucun fonds d’assurance ne sera à disposition si nous devons investir pour répondre à une augmentation majeure du niveau des océans, à des risques sanitaires imprévus, ainsi qu’à des migrations massives en conséquence du changement climatique. Le fait est que dans de telles circonstances, notre monde deviendra plus pauvre, et moins capable d’absorber ces pertes.

Les générations futures pèsent très peu
dans la balance, ce qui est moralement inacceptable.

Enfin, les partisans d’une approche attentiste face au changement climatique – qui considèrent que prendre des mesures aujourd’hui en prévision d’un risque incertain demain serait un gaspillage d’argent – procèdent à une actualisation très élevée de ces futures pertes. Lorsqu’une mesure est entreprise et susceptible de représenter un futur coût ou avantage, il convient d’évaluer la valeur actuelle de ces futurs coûts et avantages. Si un dollar vaut dans 50 ans un dollar d’aujourd’hui, la motivation peut exister en faveur d’une action forte de prévention de la perte; en revanche, si un dollar vaut dans 50 ans seulement trois centimes aujourd’hui, ce n’est plus le cas.

Le taux d’actualisation (la manière dont nous évaluons les futurs coûts et avantages par rapport à aujourd’hui) devient par conséquent essentiel. L’administration du président américain Donald Trump a fait savoir qu’elle n’entendait pas dépenser plus de trois centimes actuels environ pour empêcher la perte d’un dollar dans 50 ans. Les générations futures pèsent très peu dans la balance, ce qui est moralement inacceptable. Les partisans de l’inaction, ignorant toutes les avancées de ce dernier demi-siècle en matière d’économie publique, qui démontrent le contraire, estiment que l’efficience économique exige une telle approche. Ils ont tort.

Nous devons mener aujourd’hui une action forte, pour éviter le désastre climatique vers lequel le monde se dirige actuellement. Il faut à cet égard saluer la démarche de nombreux dirigeants européens, qui conduisent des efforts en direction d’une neutralité carbone planétaire d’ici 2050. Le rapport de la Commission de haut niveau sur les prix du carbone, que j’ai coprésidée avec Nicholas Stern, détermine que nous pouvons atteindre l’objectif fixé par l’accord de Paris autour d’une limitation du réchauffement mondial à 2°C, tout en élevant le niveau de vie: la transition vers une économie verte peut être synonyme d’innovation et de prospérité.

Il existe une importante marge de manœuvre
dans un changement de la qualité de la croissance.

Cette vision nous distingue de ceux qui estiment que les objectifs de l’accord de Paris ne pourront être atteints qu’à condition de stopper l’expansion économique. Je pense qu’ils se trompent. Aussi malavisée que puisse être l’obsession pour un PIB sans cesse croissant, si la croissance économique n’existe plus, plusieurs milliards de personnes demeureront privées d’une alimentation suffisante, d’un logement, de vêtements, d’une éducation, et de soins médicaux. Il existe en revanche une importante marge de manœuvre dans un changement de la qualité de la croissance, qui permettrait d’en réduire significativement l’impact environnemental. Sans même bénéficier de nouvelles avancées technologiques majeures, nous pouvons par exemple atteindre la neutralité carbone d’ici 2050.

Mais cela n’arrivera pas seul, et cela n’arrivera pas si nous nous contentons de confier les choses au marché. Cela n’arrivera que si nous allions investissements publics élevés, réglementation solide, et tarification environnementale appropriée. Enfin, cela ne pourra pas arriver si nous plaçons la charge de l’ajustement sur les plus pauvres: la durabilité environnementale ne pourra être atteinte qu’en phase avec des efforts de plus grande justice sociale.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

Copyright: Project Syndicate, 2019.

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