Rendre justice à la stagnation séculaire

Lawrence H. Summers, Ancien secrétaire du Trésor américain

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Réponse de Lawrence H. Summers à Joseph E. Stiglitz.

© Keystone

Joseph Stiglitz a récemment écarté la possibilité d’une stagnation séculaire de l'économie américaine et, par la même occasion, attaqué (sans me nommer) mon travail dans les administrations des présidents Bill Clinton et Barack Obama. Je ne suis pas un observateur désintéressé, mais ce n'est pas la première fois que je trouve que la faiblesse d’un commentaire politique signé par Stiglitz est aussi impressionnante que la force de son travail théorique académique.

Stiglitz fait écho à des conservateurs comme John Taylor en suggérant que la stagnation séculaire était une doctrine fataliste inventée pour fournir une excuse aux mauvais résultats économiques au cours des années Obama. Cela est tout simplement faux. La théorie de la stagnation séculaire, telle que inventée par Alvin Hansen et reprise par moi-même, estime que l'économie privée pourrait ne pas retourner d’elle-même au plein emploi après une forte contraction, ce qui rend la politique publique essentielle. Je pense que c'est aussi ce que croit Stiglitz, et ne comprends donc pas ses attaques.

Les choses étaient moins claires dans la perspective
d’alors qu’elles ne semblent l’être rétrospectivement.

Dans tous mes écrits à propos de la stagnation séculaire, j’ai insisté sur le fait qu'il s’agit d’un argument pour ne céder à aucune sorte de fatalisme, mais au contraire pour mettre en œuvre des politiques visant à promouvoir la demande, en particulier via l'expansion budgétaire. En 2012, Brad DeLong et moi-même avons soutenu que l'expansion budgétaire s’autofinancerait probablement grâce à l’accroissement de l’activité. J'ai également souligné le rôle des inégalités croissantes dans l’augmentation de l’épargne et le rôle des changements structurels vers la dé-massification de l'économie dans la réduction de la demande.

Qu'en est-il de la performance des politiques? Stiglitz condamne l'échec de l'administration Obama à mettre en œuvre une politique de relance budgétaire plus large et suggère que cela reflète un manque de compréhension économique. Il était signataire d'une lettre datée du 19 novembre 2008, signée également par des progressistes reconnus comme James K. Galbraith, Dean Baker et Larry Mishel, appelant à une relance de 300-400 milliards de dollars – soit moins de la moitié de ce que l'administration Obama a proposé. Il s’avère que les choses étaient moins claires dans la perspective d’alors qu’elles ne semblent l’être rétrospectivement.

Nous, membres de l'équipe économique d'Obama, avons estimé qu'une relance d'au moins 800 milliards de dollars – et probablement plus – était souhaitable, compte tenu de la gravité de la situation économique. En réponse, les membres de l’équipe politique du nouveau président nous a demandé de générer autant de preuves que possible en faveur d'un large stimulus parce que des sommes aussi énormes approchant 1 billion de dollars généreraient un «choc autocollant» dans le système politique. Nous avons donc encouragé une variété d'économistes, y compris Stiglitz, à offrir de plus grandes estimations à propos de la relance qui était appropriée, comme indiqué dans la note d'information que j’avais préparée pour Obama.

J’imaginerais que Stiglitz est conscient du fait que l’analyse
a posteriori est plus facile que tout exercice de prévision.

En dépit de la popularité du nouveau président et d’efforts politiques tous azimuts, la loi Recovery Act fut adoptée sur le fil, et des doutes sur son adoption finale ont persisté jusqu'au dernier moment. Je ne comprends pas le fondement de l'argument selon lequel une relance budgétaire beaucoup plus grande était possible. De plus, les efforts nécessaires pour obtenir un accord sur une relance effectivement plus forte auraient certainement entrainé des retards supplémentaires à un moment où l'économie était en train de s'effondrer – et auraient pu conduire à la défaite de l'expansion budgétaire. Bien que j’aurais souhaité que le climat politique soit différent, je pense qu’Obama a fait les bons choix en termes de relance budgétaire. Il est bien sûr également très regrettable que, après ce premier Recovery Act, le Congrès ait refusé de soutenir une variété de propositions d'Obama en faveur d’infrastructures et de crédits d'impôt ciblés.

Sans rapport avec le sujet de la stagnation séculaire, Stiglitz m’attaque de façon détournée en disant qu'Obama s’est tourné vers «les mêmes personnes coupables de la sous-réglementation de l'économie durant la période précédant la crise» et leur a demandé de «corriger ce qu'elles avaient contribué à détruire». Je trouve cela un peu dur à digérer. Sous les auspices de Fannie Mae, l'entreprise financière soutenue par le gouvernement (government-sponsored enterprise, GSE), Stiglitz a publié un document en 2002 faisant valoir que la probabilité que le capital du prêteur hypothécaire puisse être épuisé était plus faible qu’un sur 500'000 et, en 2009, il a appelé à la nationalisation du système bancaire des États-Unis. Donc, j’imaginerais que Stiglitz est bien conscient du fait que l’analyse a posteriori est plus facile que tout exercice de prévision.

Qu'en est-il de la performance de régulation financière de l'administration Clinton? Avec le recul, il aurait clairement été préférable d’avoir anticipé la nécessité d'une loi comme les réformes Dodd-Frank de 2010 et de trouver une façon de la faire adopter par un Congrès contrôlé par les Républicains. Et il est sûr que nous n'avons pas prévu la crise financière qui est arrivée huit ans après la fin de notre mandature. Nous n’avons pas non plus prévu la croissance rapide des swaps sur défaillance de crédit après l’an 2000. Nous nous sommes toutefois battus pour l’adoption d’une réforme des GSE et de mesures destinées à freiner les prêts abusifs qui, si elles avaient été adoptées par le Congrès, auraient largement contribué à prévenir l'accumulation de risques observée avant 2008.

Les activités qui ont généré des pertes importantes
étaient pleinement autorisées par la loi Glass-Steagall.

Je n’ai pas vu d’argument de cause à effet convaincant liant l'abrogation de la loi Glass-Steagall et la crise financière. La constatation que la plupart des institutions concernées – Bear Stearns, Lehman Brothers, Fannie Mae, Freddie Mac la GSE, AIG, WaMu et Wachovia – n'ont pas été couvertes par la loi Glass-Steagall remet en question sa position centrale. Certes, Citi et Bank of America ont été impliquées au premier plan, mais les activités qui ont généré des pertes importantes étaient pleinement autorisées par la loi Glass-Steagall. Et, à bien des égards, l'abrogation de Glass-Steagall a effectivement permis la résolution de la crise, en permettant la fusion de Bear et JPMorgan Chase et en permettant à la Réserve fédérale américaine d’ouvrir sa fenêtre d'escompte pour Morgan Stanley et Goldman quand elles auraient pu être sources de risque systémique en l’absence d’intervention.

L'autre attaque principale sur l’héritage de l'administration Clinton vise la déréglementation des produits dérivés en 2000. Avec le recul, j’aurais souhaité que nous ne soutenions pas cette loi. Mais, compte tenu de l'approche de dérégulation extrême de l'administration du président George W. Bush, cela défie l’entendement de suggérer qu'il aurait pu créer de nouvelles règles importantes concernant les dérivés mais pas la loi de 2000; donc je ne suis pas sûr que nos décisions aient été aussi lourdes de conséquences. Il est également important de rappeler que nous avons voulu la loi de 2000, non pas pour le plaisir de déréglementer, mais plutôt pour éliminer ce que les avocats de carrière au Trésor américain, à la Fed et à la Securities and Exchange Commission considéraient comme un risque que systémique découlant de l’incertitude juridique entourant les contrats dérivés.

Au lieu de se battre au sujet du passé, il est plus important de penser à l'avenir. Même si nous ne sommes pas d’accord sur l’évaluation de certaines politiques passées et sur l'utilisation du terme «stagnation séculaire», je suis heureux qu'un éminent théoricien comme Stiglitz soit d'accord avec ce que je voulais souligner en ressuscitant cette théorie: nous ne pouvons pas compter sur les politiques de taux d'intérêt pour assurer le plein emploi. Nous devons réfléchir à des politiques fiscales et des mesures structurelles pour encourager une demande globale soutenue et adéquate.

Traduit de l’anglais par Timothée Demont

Copyright: Project Syndicate, 2018.

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