Réflexion sur les courbes de taux

Peter de Coensel, DPAM

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Certains émergents comme la Chine et le Mexique paraissent attrayants sur le long terme.

Les courbes de rendement des emprunts d’Etat américains, allemands, japonais, britanniques, chinois et mexicains (en dollars) sont le reflet des politiques monétaires et fiscales diverses mises en place à la suite de la pandémie. Depuis le début 2021, ces courbes ont évolué en fonction non seulement du degré d’intensité des différentes politiques mais aussi du degré de contrôle des taux qu’elles intègrent. Quelles conclusions générales peut-on tirer de leur comparaison?

La courbe des rendements la plus haute est celle des emprunts d’Etat chinois (en renminbi). Ses rendements vont en effet de 2,70% pour le deux ans, à 3,70% pour le 30 ans en passant par 3,20% pour le 10 ans. Or cette courbe gagne en importance du fait que la pondération des emprunts d’Etat chinois en monnaie locale représente entre 8 et 10% des indices obligataires gouvernementaux internationaux. La banque centrale chinoise exerce un contrôle marqué sur sa courbe de taux, et ce, dans un environnement de marché semi-ouvert. Les taux de change on-shore et off-shore jouent le rôle de soupape entre les intérêts des investisseurs locaux et ceux des investisseurs internationaux. 

Stabilité pour le Bund à 12 mois?

A l’opposé, la courbe de taux la plus basse est celle de l’Allemagne. Le «Bund», qui offre des rendements de -0,72% à 2 ans, de -0,35% pour le spot à 10 ans ainsi qu’un rendement redevenu positif à 0,21% pour le 30 ans, mérite véritablement le titre d’actif sans risque européen. Ce rôle s’est d’ailleurs renforcé ces trois derniers mois du fait des difficultés croissantes auxquelles ont été confrontées les trois principales institutions politiques européennes (Conseil, Commission et Parlement). Leurs résultats de moins en moins convaincants dans la lutte contre la pandémie mettent en lumière les obstacles qui limitent l’efficacité de leur action. 

Un niveau de -0,50% pour le taux de facilité de dépôt
de la BCE n’est pas nécessairement une fin en soi.

Dans ce contexte, la Banque centrale européenne (BCE) a, elle, resserré son contrôle et promis de consentir des efforts supplémentaires en matière d’assouplissement quantitatif ces trois prochains mois. La totalité de l’enveloppe du Programme d’achat d’urgence lié à la pandémie, qui représente un peu moins de 1’000 milliards d’euros, sera utilisée d’ici mars 2022. Ceci pourrait permettre de maintenir la courbe des taux allemands à son niveau actuel à un horizon d’une année. Mais du fait d’un rendement plancher de -0,75% sur les obligations à 3 ans, l’inversion à l’extrémité courte de la courbe pourrait inciter la BCE à utiliser cet instrument traditionnel qu’est le taux directeur. Ce n’est certes pas le scénario principal, mais il ne faut pas l’exclure. En effet, un niveau de -0,50% pour le taux de facilité de dépôt de la BCE n’est pas nécessairement une fin en soi.

Divergences à l’horizon 10 ans

Pour les échéances jusqu’à deux ans, les courbes de rendement des emprunts des pays mentionnés plus haut, à l’exception de la Chine et de l’Allemagne, évoluent dans une fourchette de 70 points de base (pb). Le rendement du deux ans mexicain en dollars se situe en effet à 0,55%, alors que celui des emprunts japonais de même échéance est à -0,14%. Toutes les banques centrales de ces pays tiennent beaucoup à leur indépendance, mais toutes ont exercé un contrôle implicite sur la trajectoire prospective des taux directeurs de manière à assurer le succès des politiques de relance. 

Le tableau est très différent lorsqu’on observe les rendements à 10 ans. Sur cet horizon, la divergence entre les courbes est beaucoup plus marquée. Le marché obligataire nous communique ainsi un message clair, quoique confondant : le redressement de l’économie s’effectue de manière très asynchrone. Tout se passe comme si la croissance cyclique attendue, la baisse du chômage et la reprise de l’inflation de chaque pays étaient fortement corrélées avec la progression de leur propre campagne de vaccination. 

L’exception américaine fait ici son retour. Le dollar bénéficiera du décalage des différents cycles de reprise et la hausse de 75 pb du 10 ans américain intervenue depuis le début de l’année n’est que le reflet de l’efficacité des politiques monétaire et budgétaire américaines. Pour ce qui concerne l’efficacité de la politique britannique, il y a davantage de doutes, mais ils peuvent être imputés aux incertitudes découlant du Brexit et qui concernent les principaux secteurs économiques du pays. La courbe des Gilts s’est pentifiée, mais avec un 10 ans à 0,75%, le mouvement paraît timide par rapport à celui observé aux Etats-Unis.

Des sous-ensembles intéressants

Si l’on regroupe les différentes courbes par sous-ensembles, celui situé le plus bas regroupe les courbes allemande et japonaise. La Banque du Japon a confirmé sa politique de contrôle de la courbe à la mi-mars, mais elle a élargi la marge de fluctuation des emprunts d’Etat à 10 ans à + ou - 25 pb par rapport au taux 0,00%. Elle a également réduit l’importance de ses achats d’actions en sortant de l’univers du Nikkei pour aller se positionner vers un indice plus large tel que le TOPIX. Autrement dit, elle interprète un air nouveau dans un répertoire qui ne cesse de s’élargir. La BCE pourrait faire de même ces deux prochaines années. Le marché n’anticipe pas de durcissement de sa politique à court terme, mais on peut s’attendre à ce que la BCE innove largement aussi bien au niveau de ses opérations de financement à long terme que dans son utilisation des instruments à sa disposition, qu’ils soient traditionnels ou non.

La fameuse «remontée ordonnée des taux
américains» pourrait avoir atteint ses limites.

Le 2e sous-ensemble peut être qualifié d’anglo-saxon. Au Royaume-Uni comme aux Etats-Unis, le soutien budgétaire est axé sur la demande et il devrait stimuler fortement la croissance réelle, l’amenant à un niveau élevé de l’ordre de 4 à 6,5%. Cependant, la Banque d’Angleterre, contrairement à la Fed, n’est pas encore en mode «pilotage automatique». Elle pourrait encore accroître son assouplissement quantitatif dans le but de maintenir des conditions de financement accommodantes. Cela explique d’ailleurs le fait que les Gilts à 10 ans n’aient pas eu à subir des ventes aussi massives que leurs homologues d’outre-Atlantique. 

La principale conclusion à tirer de ces observations est que la fameuse «remontée ordonnée des taux américains» pourrait avoir atteint ses limites, car l’écart s’est élargi entre, d’une part, la courbe américaine et, d’autre part, les courbes des emprunts britanniques et du sous-ensemble germano-nippon. Les investisseurs internationaux ne pourront guère résister à l’attrait des taux américains, en particulier sur une base hedgée en dollars. Il faut donc s’attendre à une forte demande de titres du Trésor américain au 2e trimestre 2021.

Cap sur les émergents

Le 3e sous-ensemble se caractérise par la valeur à long terme qu’offrent les emprunts d’Etat chinois en monnaie locale et les emprunts mexicains en devise forte. Cette valeur paraît particulièrement élevée dans un univers obligataire d’où le rendement est absent, en moyenne comme en général. Ce choix du Mexique et de la Chine s’explique par le fait que les deux pays possèdent des banques centrales fiables qui encouragent les gouvernements à déployer des politiques macro-prudentielles adaptées. 

Durant ces prochaines années, une masse toujours plus importante d’investisseurs internationaux devrait venir soutenir la demande des titres obligataires de qualité (investment grade) proposés par ces deux pays. Et ce, même si le gouvernement du Mexique a pu paraître plus imprévisible durant les trois dernières années sous la présidence d’AMLO (Andrès Manuel López Obrador). Ce dernier devrait normalement être remplacé par Claudia Sheinbaum au sein du mouvement populaire Morena. Dans la course à l’élection d’une première femme présidente, le Mexique pourrait devancer les Etats-Unis.

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