Qui des banques centrales ou des marchés cédera le premier?

Matthieu Bailly, Octo Asset Management

5 minutes de lecture

Concentrer sa gestion sur ce que l’on sait peut paraître peu enthousiasmant. Mais cela permet d’éviter les déconvenues. La faillite de Signa en est un bon exemple.

Les semaines se suivent et se ressemblent sur les marchés qui accumulent les séances de hausse, toutes classes d’actifs confondues. S’il est toujours agréable d’en profiter, nous noterons quelques paradoxes qui ne durent généralement pas bien longtemps, hormis peut-être durant la fameuse période de «quantitative easing» et de taux négatifs de la décennie 2010. Une décennie à propos de laquelle la plupart des investisseurs s’accordent à penser qu’elle était bel et bien excessive et exceptionnelle, ce qui n’empêche le marché, pourtant lui-même composé d’investisseurs, d’appliquer aujourd’hui encore les mêmes schémas pour alimenter son optimisme sur les valorisations… créant un découplage entre l’économie réelle et le monde financier.

Du côté des marchés et des prix et valorisations qu’ils donnent aux actifs:

  • Retour rapide et pérenne de l’inflation sur la cible des 2% de la BCE
  • Baisse significative de la croissance en 2024 propre à suggérer une récession
  • Baisse rapide et significative des taux directeurs de la BCE dès le premier semestre 2024
  • Persistance de la croissance et des résultats des entreprises (les indices actions sont au plus haut malgré les perspectives médiocres sur la croissance économique)
  • Modèles de valorisation offrant 3,5% de rendement en moyenne sur les dividendes européens (source: Stoxx 600)

Du côté de l’économie réelle:

  • L’inflation baisse mais reste significativement au-dessus de 2% et trouve chaque année de nouveaux vecteurs propres à la maintenir significative: négociations salariales pour faire face à l’inflation passée de 5 à 6%; nécessité de relancer l’investissement immobilier, plus assez rentable pour les investisseurs face aux taux d’intérêts, en augmentant les loyers; obligations de rénovation et de remplacement liées à la transition énergétique
  • La croissance résiste en Europe et aux USA et ne pousse absolument pas les banques centrales à baisser leurs taux. Alors bien sûr, nous pourrions ici entendre: «d’où le rebond des actions, puisque la croissance tient!» Certes, mais si les entreprises délivrent à l’avenir des dividendes et des croissances comparables à ce qu’elles délivraient auparavant, mais qu’entre temps les taux d’intérêts ont grimpé de 0 à 4 ou 5%, pourquoi alors ne pas réviser les modèles de valorisation et les multiples? On ne peut en effet pas à la fois croire en la récession et donc en une difficulté des entreprises de nature à faire bifurquer la BCE et croire en une croissance propre à offrir des perspectives de résultats d’entreprises inchangées… C’est pourtant le double scenario que semblent acter les marchés actuellement…
  • Un blocage complet sur certains secteurs comme l’immobilier et des défauts et faillites violents et soudains comme en témoigne l’exemple de Signa cette semaine.

Alors qui a raison? Qui pliera en premier entre banques centrales et marchés? Quel scenario de croissance et de taux pour 2024?

A court terme les marchés ont toujours raison puisqu’ils représentent la réalité du moment et que, sur un actif liquide comme le marché obligataire ou actions, il est toujours possible de matérialiser une performance ou une valorisation en monnaie sonnante et trébuchante.

Mais le court terme des marchés est extrêmement court et la volatilité comme les corrections fortes des valorisations observées fréquemment nous montrent qu’à long terme les marchés anticipent régulièrement trop ou trop peu l’avenir…

Nous avons la chance aujourd’hui, sur des marchés obligataires ayant retrouvé des portages significatifs, que le temps et la patience rémunèrent correctement l’investisseur et il n’est pas utile de se risquer à des paris spéculatifs risqués pour rémunérer son épargne. Alors qu’il était indispensable, pour rémunérer son épargne au cours de la décennie 2010, de croire au market timing et de penser pouvoir revendre plus cher des obligations qui rapportaient près de 0% de rendement, ces deux paradigmes sont aujourd’hui hors de propos et on peut:

  1. Rémunérer son épargne par un simple placement obligataire en considérant qu’un rendement de 4 à 6% permettra d’absorber largement volatilité et défauts
  2. Investir au fil de l’eau sans market timing car le temps coûte cher lorsque le portage embarqué rapporte autant

Pour revenir aux questions posées précédemment, elles reflètent précisément les choix d’allocation à opérer pour entamer 2024, après ce rallye de fin d’année avant l’heure… Si nous ne nous risquerons pas pour le moment à nous prononcer définitivement, nous donnerons cependant quelques orientations, en nous concentrant sur la réalité du moment, puisqu’elle rémunère correctement avec des taux courts à près de 4%, plutôt qu’en nous ralliant à un consensus très agressif sur les baisses de taux:

  • Nous savons que le taux de base est de 4% à 15 jours donc nous n’irons pas prêter à 10 ans à 3,5% à des entreprises dont personne ne connait l’avenir. Quitte à spéculer sur les baisses de taux, autant le faire sur les actifs qui en sont directement dérivés, à savoir les obligations souveraines, qui peuvent, en leur temps, protéger un portefeuille en cas de stress majeur.
  • Nous savons que les prix actuels des obligations longues anticipent déjà 3 à 4 baisses de taux à horizon 8 mois, ce qui placerait les taux directeurs européens vers 3% dans un premier temps, c’est-à-dire en deçà du niveau actuel d’inflation. Cette anticipation est donc une caution totale à l’action de la BCE, considérant qu’elle parviendra à jouer sur l’inflation alors qu’elle n’a jamais réussi à le faire dans l’autre sens en baissant les taux dans la décennie précédente… Et si la chute de l’inflation n’était pas liée à l’action de la BCE ? Et si les statistiques d’inflation ne reflétaient pas réellement l’inflation? Nous rappellerons ici deux indices propres à relativiser les statistiques :
  1. Il y avait déjà une inflation certaine au cours de la décennie précédente qui concernait les actifs durables et d’investissement mais elle n’était pas prise en compte dans le panier.
  2. En septembre 2023, la Grande Bretagne a par exemple révisé sa croissance 2020 et 2021 d’un point à la baisse puis de 2 points à la hausse… Les statistiques passées sont donc elles-mêmes une gageure de calcul pour les organismes publics ayant toutes les données à leur disposition; il est donc une gageure encore plus grande de tenter de définir une inflation future, dérivée plus ou moins aléatoire de la croissance, et calculée sur un panier arbitraire identique pour toute une population ce qui peut ne pas représenter en réalité l’inflation réelle…

Ainsi, nous considérons que, si le marché anticipe déjà que la BCE réussira son action, que les taux directeurs rebaisseront significativement, poussant les investisseurs à prendre des risques importants sur la duration de leur portefeuille, une inaction des banques centrales ou un échec, même relatif, de leur lutte contre l’inflation, pourrait coûter très cher… Nous préférerons donc acheter le scenario le moins coûteux du marché puisqu’en plus c’est celui qui rémunère le mieux : le segment court et intermédiaire corporate plutôt que le segment long de très haute qualité de crédit. Attention tout de même au segment high yield car, en cas de prise de conscience des marchés, comme ce fut le cas en 2022 ou à certaines périodes de 2023, le grippage sur les taux entraîne un grippage, et donc une forte illiquidité assortie d’une volatilité tout aussi forte, sur le high yield. C’est donc un portefeuille équilibré entre portage significatif, duration plus faible que la moyenne, outils de protection, réactivité élevée et scenarios décorrélants (situations très spécifiques sur le crédit) qu’on pourra privilégier.

  • Nous savons que certains secteurs comme la mode, le retail, l’immobilier résidentiel et commercial, subissent une période très dure alors nous ne leur prêterons pas car nous ne souhaitons pas parier sur un possible retour à meilleure fortune liée à une très hypothétique baisse de taux de la BCE ; notamment car ces baisses de taux seront d’autant plus significatives que la récession, et donc le danger de faillite pour ces secteurs, seront forts. Et les déboires du secteur immobilier et de la mode ces derniers mois nous montre que la BCE est plus résistante qu’eux…
  • Nous savons que les investisseurs sont volatils et que leur optimisme actuel peut basculer d’un coup en pessimisme et qu’un investisseur flexible devra prendre les devants, a fortiori sur le marché obligataire qui est un marché de gré à gré, certes liquide car très profond mais pouvant se bloquer d’un coup en cas de stress ; en cela il peut ressembler, sur des périodes beaucoup plus courtes, à ce que vit le marché immobilier actuellement.
  • Nous savons enfin que la BCE reste volontaire et peu encline à baisser ses taux dans les mois à venir et devrons rester très attentifs à son dernier discours de 2023, dans les jours à venir, qui devrait donner le ton pour la fin d’année et le début 2024, dans un marché souvent peu liquide et donc sujet à des mouvements significatifs. Toute hausse de taux inattendue, à laquelle nous ne nous attendons pas du tout non plus, ou discours de prévision 2024 plus restrictif que le marché ne le souhaite – sujet sur lequel nous sommes plutôt précautionneux- pourrait entraîner des hausses de taux significatives.

Concentrer notre gestion sur ce que l’on sait peut paraître peu enthousiasmant pour un investisseur dans un monde financier où les produits rivalisent d’ingéniosité et de marketing. Mais cela permet aussi d’éviter les déconvenues et nous signalerons à ce sujet la faillite annoncée de Signa, foncière autrichienne dont les caractéristiques se rapprochent en tous points des faillites s’étant déjà produites récemment sur le secteur: une croissance phénoménale sur la décennie passée, des projets de plus en plus grands permettant de cacher le manque de rentabilité des précédents, une gouvernance hasardeuse, une concentration sur un secteur d’activité peut-être plus rentable mais aussi plus risqué (immobilier commercial) et enfin un marketing très poussé sur l’ESG et l’extrafinancier pour éluder le financier car il est toujours plus facile d’écrire des pages de littérature et de payer soi-même des agences de labellisation que de modifier des chiffres… Signa se vantait ainsi de faire partie des entreprises les plus «durables» de son secteur; elle aura oublié, comme d’autres, qu’avant de se proclamer «durable» il faut d’abord être «viable».

Pour conclure, ce ne sont finalement ni la banque centrale, ni les marchés, ni l’économie réelle qui auront le dernier mot car les trois sont intrinsèquement liés, concomitants, dépendants et se répondront toujours les uns les autres sur un horizon de temps relativement long. On sait cependant que tous auront le dernier mot sur un investisseur individuel, entreprise ou particulier, qui devra, généralement plus tôt qu’eux, mettre un terme à son investissement et donc ne pas se lier à l’un ou à l’autre mais plutôt équilibrer son scénario entre économie, politique monétaire et momentum du marché.

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