Pourquoi les services ont besoin d’une politique industrielle

Dani Rodrik, professeur d'économie politique internationale

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Les responsables politiques insistent sur la nécessité d'offrir des emplois bien rémunérés, assortis de la sécurité de l'emploi et de possibilités de progression salariale.

Les bons emplois sont devenus une priorité absolue dans le monde entier. Dans les économies avancées comme dans les économies en développement, les responsables politiques insistent sur la nécessité d'offrir des emplois bien rémunérés, assortis de la sécurité de l'emploi et de possibilités de progression salariale avec l’expérience. La mondialisation et l'évolution technologique ont mis en évidence le fait que cette tâche ne peut être laissée entièrement aux marchés.

Lorsque les responsables politiques parlent de créer de bons emplois, ils se concentrent généralement sur des éléments tels qu’un salaire minimum, la négociation collective et des investissements dans les compétences. Pourtant, aussi importantes que soient ces interventions, elles ne sont pas suffisantes. La productivité est la clé. L'offre de bons emplois ne peut augmenter que si les emplois créés pour le bas et le milieu de la distribution des compétences deviennent plus productifs, permettant un salaire plus élevé, plus d'autonomie et des perspectives de carrière plus attirantes pour ceux qui les occupent. Dans le cas contraire, le fait d'imposer des salaires plus élevés et de meilleures conditions de travail risque de priver les travailleurs les moins qualifiés d'opportunités d'emploi. La France, avec son taux de chômage des jeunes très élevé, est un exemple frappant qui devrait nous mettre en garde.

Un autre problème réside dans le fait que, même lorsque les décideurs politiques parlent de politiques industrielles et d'innovation qui ciblent spécifiquement l'augmentation de la productivité et les nouvelles technologies, les bons emplois sont traités comme une question secondaire. Aux États-Unis, les dernières politiques de ce type visent la fabrication de pointe, notamment les semi-conducteurs (par le biais de la loi CHIPS) et les technologies vertes (par le biais de la loi sur la réduction de l'inflation); en Europe, l'accent est mis sur la «numérisation» et la transition écologique. Dans les deux cas, on suppose simplement que de bons emplois émergeront comme un sous-produit de ces programmes, même si ce n'est pas leur objectif premier.

En fait, il est peu probable que les technologies vertes et l'industrie manufacturière avancée soient une source majeure de création nette d'emplois pour les types de travailleurs qui sont mal servis par les marchés du travail actuels. Après tout, l'industrie manufacturière emploie moins d'un travailleur sur dix aux États-Unis, et l'expérience d'autres pays où l'industrie manufacturière s'est beaucoup mieux comportée (comme l'Allemagne, la Corée du Sud et Taïwan) suggère qu'il est extrêmement difficile – ce serait en fait du jamais vu – d'inverser la tendance à la désindustrialisation de l'emploi.

Puisque la majeure partie des emplois futurs proviendront des services, c'est là que nous devons concentrer nos efforts pour créer des emplois productifs pour les travailleurs moins favorisés. Dans une nouvelle étude réalisée pour le Hamilton Project, je décris ce à quoi pourrait ressembler une politique industrielle des services pour les États-Unis.

Ma proposition comporte un volet local et un volet national. Le volet local s'appuie sur les programmes de développement et d'aide aux entreprises existants qui prennent la forme de partenariats de collaboration entre les agences de développement, les entreprises et d'autres parties prenantes visant à revitaliser les communautés et à créer de bons emplois. L'initiative nationale comprend une agence de projets de recherche avancée (Advanced Research Projects Agency, ou ARPA) axée sur la promotion d'un type particulier d'innovation: les technologies favorables à l'emploi.

Prenez ce qui représente peut-être le test le plus difficile pour ces idées: les soins aux personnes de longue durée. Il s'agit d'un secteur où l'emploi va croître rapidement à mesure que la population continue de vieillir et que la demande de services à domicile ou d'aide à la vie autonome augmente. Or, étant donné que la plupart des soins de longue durée sont dispensés soit à domicile (par des agences qui fournissent des soignants ou par des soignants indépendants), soit dans des résidences assistées ou des maisons de retraite faiblement réglementées, la rémunération et les conditions de travail sont traditionnellement médiocres – des caractéristiques qui définissent les mauvais emplois. Les employés sont principalement des femmes – de manière disproportionnée des femmes de couleur – et, parce que leur travail est généralement considéré comme peu qualifié, ils ne sont pas considérés comme de véritables professionnels.

Comment améliorer les emplois dans le secteur des soins de longue durée? L'économiste du MIT Paul Osterman suggère trois stratégies globales. Premièrement, le gouvernement peut imposer des normes, comme un salaire minimum plus élevé. Deuxièmement, les décideurs politiques peuvent augmenter les taux de remboursement de Medicaid et Medicare pour les services de soins, dans l'espoir que cela entraînera une hausse des salaires. Troisièmement, la productivité des soignants directs peut être augmentée, ce qui aiderait le système des soins de longue durée à mieux répondre aux besoins des patients et à réduire les coûts, permettant d’augmenter leur rémunération.

Si les deux premières stratégies peuvent être utiles, l'amélioration de la productivité est en définitive la source la plus fiable de d’emplois de meilleure qualité. À cette fin, Osterman suggère une approche analogue à la méthode pionnière des constructeurs automobiles japonais pour déployer de nouvelles innovations dans le secteur manufacturier. Il s'agit d'investir dans les compétences des travailleurs, de leur donner plus de pouvoir d’expression, de décision et d'autonomie, et de les responsabiliser davantage concernant la qualité du service.

Les soignants qui disposent d'une plus grande autonomie et d'un plus grand pouvoir de décision peuvent utiliser leur connaissance des résidents et des patients pour personnaliser leurs services et offrir davantage de flexibilité (par exemple en ce qui concerne les horaires, la nourriture et les traitements). Il est important de noter que cette stratégie permettrait également l'introduction de nouvelles technologies qui complètent les compétences des soignants – comme les outils numériques avec lesquels les soignants peuvent recueillir des informations en temps réel et répondre plus rapidement et plus efficacement aux besoins des résidents.

Ces changements exigeraient une volonté d'expérimenter de nouvelles pratiques de travail et un continuum d'efforts, allant de la recherche et développement et de l'introduction de nouvelles technologies pour les soins de longue durée à leur adoption locale, leur adaptation et leur mise en contexte dans des communautés spécifiques. Si les soins de longue durée sont mieux gérés de cette manière, les avantages en termes de productivité se traduiront par une diminution du taux de rotation du personnel soignant, une réduction des taux d'hospitalisation, une meilleure gestion des maladies chroniques et des transitions plus rapides et plus harmonieuses hors des établissements de soins lourds.

Rien de tout cela ne sera facile. L'amélioration de la productivité dans les services est notoirement difficile, et elle est souvent entravée par une myriade de réglementations bien intentionnées en matière de licence, de sécurité et autres. Mais si nous ne parvenons pas à trouver des moyens d'accroître la productivité dans les professions auxquelles nos travailleurs sont destinés, nous nous retrouverons avec une économie de "mauvais emplois" encore moins performante et moins inclusive.

 

Traduit de l’anglais par Timothée Demont

Copyright: Project Syndicate, 2022.

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