L’autre facette de l’exceptionnalisme américain

Dani Rodrik, professeur d'économie politique internationale

3 minutes de lecture

Plus tôt les dirigeants américains comprendront que tout le monde ne voit pas en rose les ambitions mondiales des Etats-Unis, mieux ce sera pour tous.

© Keystone

Lorsque j’ai commencé à enseigner à la Kennedy School d’Harvard, au milieu des années 1980, la compétition avec le Japon constituait la principale préoccupation de la politique économique des Etats-Unis. L’ouvrage Japan as Number One du plus grand spécialiste du Japon à Harvard à l’époque, Ezra Vogel, donnait le ton du débat.

À cette période, je me souviens avoir été frappé par la mesure dans laquelle les discussions, mêmes parmi les universitaires, étaient empreintes d’un sentiment certain de droit inhérent de l’Amérique à jouir d’une prééminence internationale. Il était impensable pour les Etats-Unis de laisser le Japon dominer plusieurs secteurs clés, et il incombait à l’Amérique de réagir via sa propre politique industrielle et commerciale – pas seulement pour le bien de l’économie américaine, mais également parce que les Etats-Unis se refusaient tout simplement à figurer en deuxième position.

Jusqu’à lors, je pensais que le nationalisme agressif était une caractéristique de l’ancien monde – un monde composé de sociétés manquant de confiance, mal à l’aise avec leur statut international, ébranlées par un certain nombre d’injustices historiques réelles ou perçues. Riches et sûres d’elles, les élites américaines auraient pu privilégier le patriotisme, mais leur perspective mondiale prit davantage le chemin du cosmopolitanisme. Le nationalisme à somme nulle n’était cependant jamais très loin, ce qui apparut clairement lorsque la place de l’Amérique au sommet du totem économique mondiale se trouva menacée.

Après trois décennies de triomphalisme des Etats-Unis suite à la chute du mur de Berlin, un phénomène similaire s’opère actuellement, à une échelle bien supérieure, sous-tendu à la fois par la montée en puissance de la Chine – qui représente un défi économique beaucoup plus important pour l’Amérique que le Japon des années 1980, en plus de constituer un risque géopolitique – et par l’invasion russe en Ukraine.

Les Etats-Unis réagissent à ces évolutions en cherchant à réaffirmer leur domination mondiale – un objectif que les dirigeants politiques américains conjuguent volontiers avec celui d’un monde plus sûr et plus prospère. Ils considèrent le leadership américain comme central dans la promotion de la démocratie, des marchés ouverts, ainsi que d’un ordre international fondé sur des règles. Quoi de plus propice à la paix et à la prospérité? La vision selon laquelle les Etats-Unis seraient bienveillants dans leurs objectifs de politique étrangère sous-tend fondamentalement le mythe de l’exceptionnalisme américain: ce qui est bon pour les Etats-Unis l’est également pour le reste du monde.

Bien que cela soit incontestablement vrai dans certains cas, ce mythe aveugle trop souvent les dirigeants politiques américains quant à leur manière d’exercer le pouvoir dans la réalité. Les Etats-Unis mettent à mal les autres démocraties lorsqu’ils n’agissent que pour leurs propres intérêts, et leurs antécédents d’ingérence dans la politique domestique de pays souverains sont nombreux. L’invasion américaine en Irak, en 2003, a constitué une violation aussi flagrante de la Charte de l’ONU que l’agression ordonnée par le président russe Vladimir Poutine contre l’Ukraine.

Les objectifs américains de «marchés ouverts» et d’«ordre international fondé sur des règles» reflètent souvent principalement les intérêts des grandes sociétés et élites politiques américaines, plus que les aspirations de pays de moindre envergure. Et lorsque les règles internationales divergent de ces intérêts, les Etats-Unis décident tout simplement de se tenir à l’écart (concernant par exemple la Cour pénale internationale, ou encore la plupart des principales conventions de l’Organisation internationale du travail).

Nombre de ces tensions sont apparues évidentes dans un récent discours du secrétaire d’Etat américain Anthony J. Blinken sur l’approche des États-Unis vis-à-vis de la Chine. Blinken a en effet décrit la Chine comme «le plus sérieux défi à long terme pour l’ordre international», faisant valoir que «la vision de Pékin nous éloignerait des valeurs universelles qui ont fondé tant de progrès au niveau mondial».

Blinken a raison de considérer que nombre des éléments de l’ordre mondial d’après-guerre, tels que la Charte de l’ONU, ne sont pas purement américains ou occidentaux. Il n’est en revanche pas certain que la Chine représente une plus grande menace pour ces concepts réellement universels que les Etats-Unis eux-mêmes. La plupart des difficultés rencontrées par les dirigeants américains face aux pratiques économiques chinoises, par exemple, concernent des domaines – notamment commerce, investissement et technologies – dans lesquels les règles universelles sont loin de prévaloir.

Selon Blinken, les Etats-Unis «entendent façonner l’environnement stratégique autour de Pékin afin de promouvoir notre vision d’un système international ouvert et inclusif». Ici encore, qui ne serait pas favorable à une telle vision? En réalité, la Chine et de nombreux autres pays craignent que les intentions des Etats-Unis soient beaucoup moins bienveillantes. Pour eux, la déclaration de Blinken sonne comme une menace d’endiguement de la Chine, de limitation de ses possibilités, en même temps qu’une intimidation des autres pays afin qu’ils se rangent du côté de l’Amérique.

Il ne s’agit pas ici d’établir une équivalence entre les démarches actuelles des Etats-Unis et l’invasion russe en Ukraine, ou encore les violations flagrantes des droits de l’homme commises par la Chine dans le Xinjiang, elle qui s’empare également de territoires dans l’Himalaya et en mer de Chine méridionale. Non, malgré tous leurs défauts, les Etats-Unis sont une démocratie dans laquelle les détracteurs peuvent librement critiquer et s’opposer à la politique étrangère de leur gouvernement. Pour autant, cette différence demeure infime aux yeux de pays traités comme des pions dans la compétition géopolitique de l’Amérique avec la Chine, qui peinent parfois à établir une distinction entre les agissements mondiaux des grandes puissances.

Blinken fait valoir un lien clair entre les pratiques autoritaires de la Chine et la menace présumée que celle-ci représenterait pour l’ordre mondial. Il y a là le reflet miroir de la croyance de l’Amérique dans son propre exceptionnalisme inoffensif. Or, de la même manière que la démocratie au niveau intérieur ne signifie pas la sympathie à l’égard de l’étranger, la répression au niveau intérieur ne conduit pas nécessairement à l’agressivité vis-à-vis de l’étranger. La Chine affirme elle aussi sa volonté d’un ordre mondial stable et prospère – à ceci près que cet ordre ne doit selon elle pas être exclusivement façonné par les Etats-Unis.

L’ironie réside en ce que plus les Etats-Unis considèrent la Chine comme une menace, et tentent de l’isoler, plus les réactions de la Chine semblent valider les craintes de l’Amérique. Les Etats-Unis s’efforçant de réunir un club de démocraties ouvertement opposées à la Chine, il n’est pas surprenant que le président Xi Jinping se soit rapproché de Poutine, alors même que la Russie préparait l’invasion de l’Ukraine. C’est ce que souligne le journaliste Robert Wright: les pays exclus de ces regroupements se rapprocheront inévitablement.

A ceux qui soulèvent la question de savoir pourquoi nous devrions redouter le déclin de la puissance relative des Etats-Unis, les élites de la politique étrangère américaine répondent par une question rhétorique: Préférez-vous vivre dans un monde dominé par les Etats-Unis ou par la Chine? La vérité, c’est que les autres pays préféreraient vivre dans un monde sans domination, au sein duquel les Etats de moindre envergure conserveraient un juste degré d’autonomie, entretiendraient de bonne relations avec les autres, ne seraient pas contraints de choisir un camp, et ne deviendraient pas des dommages collatéraux lors d’affrontements entre grandes puissances. Plus tôt les dirigeants américains comprendront que tout le monde ne voit pas en rose les ambitions mondiales des Etats-Unis, mieux ce sera pour tous.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

Copyright: Project Syndicate, 2022.

www.project-syndicate.org

A lire aussi...