Monologue d’un serveur – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

3 minutes de lecture

Une brève histoire de Noël datant de 1959: Monologue d’un serveur par Heinrich Böll.

Je ne sais pas comment ça a pu se produire. En effet, je ne suis plus un enfant, j’ai près de cinquante-cinq ans, j’aurais dû savoir ce que je faisais – et je l’ai pourtant fait, alors que j’avais fini mon service et que rien n’aurait pu m’arriver en principe.

Mais c’est arrivé. La veillée de Noël m’a ainsi coûté mon emploi. Tout s’était parfaitement déroulé: j’avais servi le souper sans renverser de verre, sans répandre de sauce ni de vin rouge. J’avais empoché mes pourboires et m’étais retiré dans ma chambre. J’avais jeté ma cravate et mon tablier sur mon lit et m’étais débarrassé de mes bretelles. J’avais ensuite ouvert une bouteille de bière et soulevé le couvercle de la soupière pour humer son fumet: du potage aux petits pois. Je l’avais commandé au cuisinier, avec du lard, sans oignons, mais unguineux, très unguineux. Vous ne savez sûrement pas ce que veut dire «unguineux»; ce serait trop long à expliquer: il a fallu trois heures à ma mère pour me faire comprendre ce qu’elle entendait par «unguineux».

Bref, la soupe sentait délicieusement bon, j’en ai rempli mon assiette avec la louche et j’ai vu qu’elle était unguineuse à souhait. C’est alors que la porte de ma chambre s’est ouverte, livrant passage au gamin que j’avais repéré au souper: petit, pâle, certainement pas plus de huit ans; il s’était fait remplir son assiette puis l’avait fait desservir sans y avoir touché: dinde et châtaignes, truffes et viande de veau. Il n’avait même pas pris une seule cuillère du dessert, qu’aucun enfant pourtant ne dédaigne, alors qu’il avait demandé cinq moitiés de poire sur l esquelles il avait fait verser un demi-seau de sauce au chocolat, mais il n’avait touché à rien, strictement à rien. Pourtant, il ne ressemblait pas à un enfant capricieux, mais plutôt à quelqu’un qui a un plan. Doucement, il a refermé la porte et a regardé mon assiette, puis m’a demandé: «Qu’est-ce c’est?». J’ai répondu «C’est de la soupe aux petits pois». «Ça n’existe pas, a-t-il affirmé gentiment, sauf dans les contes de fée, où on en sert au roi qui s’est perdu dans la forêt». J’aime bien que les enfants me tutoient; ceux qui vouvoient sont généralement plus ridicules que les adultes. «Eh bien, lui ai-je dit, une chose est sûre, c’est de la soupe aux petits pois». – «Est-ce q ue je peux goûter?» – «Bien sûr, ai-je répondu, assieds-toi.» Il a englouti trois assiettées tandis que je buvais de la bière et fumais, assis à côté de lui sur mon lit. Je voyais littéralement son petit ventre s’arrondir.

Assis sur le lit, je réfléchissais à plein de choses dont je ne me souviens plus à présent; dix, quinze minutes, c’est long, ça donne l’occasion de réfléchir, notamment aux contes de fée, aux adultes, aux parents et à bien d’autres choses. Enfin, le gamin a été incapable d’avaler une cuillère de plus. J’ai pris le relais et ai terminé la soupe, une assiettée et demie, l’enfant assis à côté de moi sur le lit. Je n’aurais peut-être pas dû plonger le regard dans la soupière vide, car il a dit: «Mon Dieu, je t’ai mangé tout ton repas». – «Ça ne fait rien, ai-je répondu, je n’ai plus faim. Es-tu venu me voir pour manger de la soupe aux petits pois?» – «Non, je cherche quelqu’un pour m’aider à trouver un trou; j’ai pensé que tu saurais où il y en a un». Un trou, un trou, je me suis alors rappelé qu’il en faut un pour jouer aux billes, et je lui ai dit: «Tu sais, ça va être difficile de trouver un trou dans cette maison». – «On ne pourrait pas en faire un dans le parquet de la chambre?» a-t-il suggéré. Je ne sais pas comment c’est possible, mais je l’ai fait, et lorsque le chef m’a demandé: «Comment avez-vous pu faire une chose pareille?», je n’ai pas trouvé de réponse. Peut-être aurais-je dû dire: «Ne nous sommes-nous pas engagés à satisfaire tous les souhaits de nos clients pour qu’ils passent une belle fête de Noël?» Mais je ne l’ai pas dit, j’ai gardé le silence. Je ne pouvais pas imaginer que sa mère trébucherait sur le trou creusé dans le parquet et qu’elle se casserait le pied, la nuit, en revenant complètement ivre du bar. Comment aurais-je pu le savoir? Et que l’assurance exigerait une explication, etc., etc.: responsabilité civile, tribunal du travail, et tout le temps cette rengaine: incroyable, incroyable. Aurais-je dû leur expliquer que j’avais joué aux billes avec le garçon pendant trois heures, trois gran des heures, qu’il avait toujours gagné et qu’il avait même bu de ma bière jusqu’à ce qu ’il s’écroule de fatigue sur mon lit? Je n’ai rien dit, mais lorsqu’ils m’ont de mandé si c’était moi qui avais creusé le trou dans le parquet, je n’ai pas pu le nier; mais je n’ai pas parlé de la soupe aux petits pois, ça reste notre secret. Trente-cinq ans de métier, jamais une faute. Je ne sais pas comment cela a pu se produire; j’aurais dû savoir ce que je faisais, et pourtant je l’ai fait: j’ai pris l’ascenseur pour descendre chez le concierge, j’ai demandé un marteau et un burin, je suis remonté avec l’ascenseur et j’ai creusé un trou dans le parquet. Je ne pouvais pas deviner que sa mère s’y prendrait les pieds en revenant ivre du bar, à quatre heures du matin. Pour être franc, je ne trouve pas ça bien grave, et ce n’est pas bien grave non plus d’avoir été renvoyé. On cherche partout de bons serveurs.

Traduction d’un extrait de: «Heinrich Böll. Werke. Kölner Ausgabe. Vol. 12. 1959–1963»

Édité par Robert C. Conrad

© 2008, éditions Kiepenheuer & Witsch, Cologne

Avec l’aimable autorisation des éditions Kiepenheuer & Witsch

A lire aussi...