Malgré tous les éléphants blancs qui parsèment le monde d’aujourd’hui et qui rappellent les échecs passés de la politique industrielle, les gouvernements utilisent à nouveau les subventions, la réglementation et le protectionnisme pour s’assurer que les sommets de leurs économies sont occupés par des entreprises nationales qui créent des emplois nationaux.
Invoquant le succès de la mission américaine sur la lune dans les années 1960, les nouveaux évangélistes de la politique industrielle, avec des ambitions encore plus grandes à l’esprit, l’ont rebaptisée «stratégie industrielle». Il faut reconnaître que la stratégie industrielle, en tant que moyen de gérer le gouvernement dans les domaines où il est le plus efficace, apporte des idées sensées. À partir d’un défi pressant tel que la réduction de moitié des émissions d’un pays d’ici à 2035, la tâche est décomposée en «missions» spécifiques assorties d’objectifs généraux mais mesurables, et les acteurs concernés du pays sont mis à contribution.
La vision d’une nouvelle grande bureaucratie, avec un conseil central conseillé par des experts (les universitaires trouvent toujours leur place!) coordonnant toutes les missions (chacune avec son propre conseil), est moins convaincante. En faisant tellement confiance à la coordination descendante entre les ministères, le secteur privé, les syndicats et la société civile, les évangélistes semblent parfois naïvement optimistes quant à la capacité bureaucratique ou à l’absence de luttes intestines. En formulant leur rêve néo-étatiste, ils donnent licence à l’instinct inné d’intervention et d’expansion de tous les gouvernements.
Néanmoins, tant que la nouvelle stratégie industrielle propose des idées pour une meilleure gouvernance publique, elle est utile dans l’ensemble. Mais elle devient réellement dangereuse lorsqu’elle préconise d’intervenir dans le secteur privé. Grâce au soutien apporté par les subventions, les prêts, les allègements fiscaux, les droits de douane, les marchés publics, etc., certains acteurs du marché seront enrôlés pour obtenir des résultats non seulement économiques, mais aussi sociaux et environnementaux.
Comme l’ancienne politique industrielle, cette approche sape la concurrence, perturbe les signaux de prix et insiste pour que les performances des entreprises soient jugées selon des critères autres que la rentabilité, y compris des intérêts nationaux à courte vue.
Pour ces raisons, la stratégie industrielle – même si elle est lancée avec les meilleures intentions – sape toujours la vitalité des efforts économiques privés. Si l’on ajoute à cela le lobbying, le copinage et la corruption qui entourent toute initiative gouvernementale où des milliards de dollars sont en jeu, il est difficile de croire que cette approche ne puisse jamais constituer la solution idéale aux plus grands défis du monde.
Comme la politique industrielle (pardon, la stratégie industrielle) est mise en œuvre par un gouvernement, elle reflète les intérêts nationaux perçus, et non les besoins mondiaux ou individuels. Pour comprendre pourquoi c’est un problème, il suffit de regarder la fabrication des puces. Tous les pays de taille économique raisonnable veulent désormais disposer d’une usine de fabrication nationale pour se protéger contre les pénuries mondiales et soutenir la production militaire en cas de guerre.
Mais les avantages de cette auto-assurance sont invariablement surestimés. Etant donné qu’aucun pays ne peut fabriquer toutes les puces dont son industrie a besoin, un fabricant national ne garantit pas une protection contre toutes les pénuries. En outre, si une pénurie est mondiale, elle doit avoir une cause mondiale, telle qu’une pandémie. Pourquoi le fabricant national de puces serait-il à l’abri?
Lorsque le commerce des puces est libre, sous l’influence des prix du marché et de la recherche du profit, l’offre est répartie là où les besoins sont les plus importants. Mais si les gouvernements contrôlent la production parce qu’ils ont subventionné les fabricants nationaux de puces, tout le monde risque d’en pâtir. J’écris «risque» parce qu’il est difficile de supprimer complètement la motivation du profit. Chaque pays ne peut orienter l’utilisation des puces qu’il fabrique que s’il n’y a pas de contrebande. Mais si plusieurs pays utilisateurs connaissent de graves pénuries (et donc des prix élevés), qu’est-ce qui empêche les puces d’être passées en contrebande des pays qui en ont en abondance vers ceux qui n’en ont pas? Nous obtenons des résultats proches de ceux du marché, mais avec des coûts plus élevés.
L’argument de la sécurité nationale souffre du même problème. Bien que la Russie soit lourdement sanctionnée par la plupart des pays producteurs de puces, elle a été en mesure de mener une guerre de grande envergure avec des armements modernes contenant de nombreuses puces – et sans disposer d’un fabricant important de semi-conducteurs.
Quoi qu’il en soit, le fait de disposer d’une usine de fabrication dans son propre pays ne garantit pas la résilience, car la chaîne d’approvisionnement en puces passe par d’autres pays. Par exemple, les machines qui fabriquent les puces les plus avancées sont produites par ASML aux Pays-Bas, qui peut les arrêter à distance à l’aide d’interrupteurs «kill». Si les conceptions, les plaquettes, les machines et les produits chimiques essentiels doivent tous être produits dans le même pays pour assurer une véritable sécurité, seule une vaste économie continentale comme les Etats-Unis – et peut-être la Chine et l’Union européenne – peut obtenir une indépendance significative en matière de fabrication, et seulement à un coût énorme.
Une partie de ce coût réside dans les subventions nécessaires pour rapprocher les fabricants nationaux non compétitifs de la frontière technologique. Par le biais du Chips and Science Act, les Etats-Unis versent d’énormes subventions à Intel, qui a perdu il y a quelque temps son leadership mondial en matière de fabrication de puces. Dans le cadre d’une stratégie industrielle, cet argent est assorti de conditions, notamment des restrictions sur l’utilisation de talents et de marchés publics étrangers, ainsi que l’obligation de promouvoir divers objectifs sociaux et éthiques, tels que la création d’emplois techniques qualifiés ne nécessitant pas de diplôme de premier cycle. Avec autant de charges supplémentaires imposées à un fabricant déjà en difficulté, et une pénurie aux Etats-Unis du type de personnel dont les usines de puces sophistiquées ont besoin, il n’est pas étonnant que les nouvelles usines d’Intel et même du leader du secteur, TSMC, aux Etats-Unis aient pris beaucoup de retard.
Il ne s’agit pas non plus de coûts ponctuels. Lorsque tous les grands pays sont prêts à verser des subventions à une industrie, celle-ci devient dépendante du soutien de l’Etat. Les investissements ne seront pas motivés par les bénéfices et la concurrence, mais par les subventions, les politiques de sécurité nationale et les bureaucrates, ce qui entraînera des excédents et des pertes périodiques. L’innovation risque également de souffrir, malgré les subventions à la recherche, parce que les retardataires subventionnés feront baisser les bénéfices de l’ensemble du secteur, laissant les leaders avec des excédents moindres à investir dans la recherche et le développement.
Il serait logique que les économies de taille moyenne se tiennent à l’écart de cette frénésie. Mais la stratégie industrielle – en particulier lorsqu’elle est approuvée par les économies dominantes – est trop tentante pour les dirigeants politiques qui veulent s’attribuer le mérite de la création de nouvelles industries brillantes. Ainsi, après avoir promis dix milliards de dollars de subventions pour les puces et n’avoir obtenu que la promesse de quelques emplois et installations produisant des puces d’ancienne génération, l’Inde double la mise avec quinze milliards de dollars supplémentaires de subventions qu’elle peut difficilement se permettre. Cet argent ne serait-il pas mieux utilisé pour ouvrir des dizaines de milliers d’écoles primaires et de lycées de qualité, ainsi que des centaines d’universités de haut niveau?
La stratégie industrielle de la Chine ayant incité les démocraties développées à prendre des mesures de réciprocité, les mêmes tendances se sont emparées des véhicules électriques, des cellules solaires et des batteries. Au lieu de laisser les marchés concurrentiels stimuler l’innovation dans les technologies vertes et la production bon marché pour le bien de tous, nous balkanisons et affaiblissons ces secteurs critiques avec des droits de douane, des subventions et des zombies soutenus par le gouvernement. Nous aurons gagné la bataille de la production nationale tout en perdant du terrain dans la guerre contre le changement climatique.
Nous avons besoin d’un dialogue mondial sur la place qu’il convient d’accorder à la stratégie industrielle, faute de quoi nous pouvons nous attendre à de nombreux pachydermes pâles et ruineux.