Les banques centrales assiégées

Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Face à la montée des populismes, l'indépendance des banques centrales, pilier de leur gestion, est-elle menacée?

L’histoire est longue de présidents et autres chefs de gouvernement cherchant – et parfois réussissant - à influencer leur banque centrale. On se souvient des enregistrements de conversations entre le Président Nixon et le patron de la Réserve Fédérale, Arthur Burns, révélées lors de l’affaire du Watergate. L’histoire de ces pressions et de ces interférences est bien plus longue que celle de l’indépendance des institutions monétaires. Mais depuis plus de 40 ans nous vivons sous un régime d’autonomie dont la remise en cause est pour le moins inquiétante.

Un peu partout, la pression croissante des gouvernants se manifeste de façon tangible: c’est, à la veille des élections générales et après deux démissions successives,  dont celle de l’ancien chef économiste du FMI, la nomination à la tête de la Banque centrale d’Inde, d’un gouverneur proche du pouvoir. Ce sont de telles pressions  à l’encontre de la Banque de Turquie, qu’elle a reporté plusieurs fois l’an passé la hausse de ses taux directeurs en pleine crise de changes. Aux Etats-Unis, non content d’accuser la Réserve Fédérale de mettre à mal la croissance et sa politique, le Président Trump a récemment présenté au Congrès deux candidats aux postes de gouverneurs, dont les compétences et l’intégrité ont fait frémir jusque dans les rangs du parti Républicain. En Europe aussi, au sein de la coalition gouvernementale italienne, il y a ceux qui appellent à puiser dans les réserves d’or de la Banque d’Italie pour combler les dettes du pays, et éviter de relever la TVA l’an prochain.

Les mesures dites non conventionnelles font l’objet d’intenses
débats au sein même de la communauté économique.

Le triangle d’incompatibilités, théorisé par Robert Mundell et Marcus Fleming, a posé les bases de l’indépendance nécessaire des banques centrales dans un système de changes flottants et de lutte crédible contre l’inflation. Pousser les feux de la croissance, via la dépense publique et le crédit, revient à favoriser l’inflation et au bout du compte, la dépréciation de la devise et l’appauvrissement. La suspension de la convertibilité du dollar, le choc pétrolier des années 70, ont donné le coup de grâce au système antérieur. Les lois américaines Humphrey Hawkins et les statuts des Banques centrales qui forment le système européen de la BCE, en introduisant un objectif de stabilité des prix, ont conféré à ces institutions leur indépendance et assis leur crédibilité. Peu à peu, de manière plus ou moins formelle, ce principe s’est imposé un peu partout. Non sans mal, disons-le. Dès l’origine, certains se sont opposés à cette organisation. Les plus extrémistes considèrent toujours que la Banque centrale devrait financer ad libitum le Trésor et sa dette.

La crise de 2008 et la grande récession ont donné à ces débats une dimension nouvelle. Ce qui était l’apanage d’une frange marginale de la pensée politique et économique, semble désormais gagner du terrain.

Car, face au risque de déflation, les principales Banques centrales du monde ont choisi de mettre en œuvre des modes d’action, allant de l’abaissement à zéro ou même en taux négatif de leurs taux directeurs, à l’achat massif d’actifs, principalement de bons du Trésor. Ces mesures, dites non conventionnelles, ont connu des fortunes diverses et font l’objet d’intenses débats au sein même de la communauté économique. D’une part, elles ont bien servi leurs objectifs: tirer au plus bas les taux d’intérêt, permettre au système financier de s’approvisionner en liquidités, garantir le coût le plus bas du refinancement des dettes (publiques et privées) pour relancer l’activité. Mais d’autre part, la reprise de la demande est restée allusive, l’inflation en deçà de leurs objectifs. Loin d’aider au désendettement, l’afflux de liquidités a provoqué des distorsions de prix sur les marchés, l’afflux excessif vers les marchés émergents de capitaux flottants à la recherche de rendements. Les mises en garde n’ont pas manqué au cœur de la communauté économique et financière. La décision récente de la Réserve Fédérale de stopper dès septembre prochain le processus de réduction de son bilan; la Banque du Japon, impuissante face à la poursuite des dépenses publiques japonaises et qui détient désormais dans ses coffres près de 80% de la dette publique du pays…ces exemples ne donnent-ils pas raisons aux promoteurs du retour à la discipline monétaire ?

Adulées hier, huées aujourd’hui, les banques centrales
se trouvent prises entre plusieurs feux politiques, économiques et financiers.

Pour ceux-là, la menace est majeure et le risque de déstabilisation du système financier et économique imminent. Pour les autres, l’absence de réaction des marchés les conforte en revanche dans leur demande de politiques monétaires de plus en plus proactives. Ainsi les institutions monétaires ont-elles prêté le flanc à une double critique : en faire trop ou pas assez.

Car avec la montée des nationalismes, beaucoup considèrent désormais que l’intégration supranationale politique et économique, quel que soit son degré de formalisation – régional comme au sein de l’Union Européenne ou global dans le cadre des organisations multilatérales – est porteuse de plus d’inconvénients que d’avantages. La volonté de reprise en main de son « destin économique national », trouve un écho dans le rejet, ici, de la monnaie unique, là, de la suprématie du dollar, et s’exprime un peu partout dans la demande de reprise en main par le pouvoir politique de la conduite de l’économie, au seul service du soutien à la croissance nationale. Cela se matérialise dans les appels au repli sur soi, au souverainisme monétaire et économique. La Banque centrale indépendante n’est alors plus qu’un empêcheur de croître en rond et de gagner les élections.

Assiégées de l’intérieur et de l’extérieur, pour leurs objectifs de politiques monétaires, comme dans le choix laissé à leurs dirigeants de les mettre en œuvre, les Institutions monétaires sont ainsi de plus en plus contestées. C’est la légitimité des personnels qui est remise en cause : non élus, comment s’arrogeraient-ils de tels pouvoirs? Gouvernement de technocrates? Pas vraiment: les banquiers centraux sont choisis par des instances qui elles, ont été élues. Ailleurs ce sont les missions même de la Banque centrale – la conduite d’une politique monétaire visant à la stabilité des prix – qu’on critique (l’objectif est trop bas, n’est pas le bon etc…), ou encore la mise en œuvre de son mandat (la CJE[1] a dû se prononcer – et a reconnu – la légalité de l’OMT[2] comme n’excédant pas le mandat de la Banque centrale européenne). Si la Banque Centrale doit rendre compte de ses actions, l’exercice de son pouvoir discrétionnaire – dans la limite de son mandat – est aussi la garantie de son indépendance.

Adulées hier, huées aujourd’hui, les banques centrales – dont le pouvoir de supervision bancaire a aussi été renforcé depuis la crise de 2008 et le renforcement des réglementations prudentielles – se trouvent prises entre plusieurs feux politiques, économiques et financiers.  C’est un  engrenage inquiétant. La réponse ne pourra pas venir des Banques centrales elles-mêmes, qui ne seraient que des boucs émissaires. Les choix de politique économique, et les engagements internationaux que prennent et respectent les pouvoirs publics, peuvent seuls garantir la stabilité économique désirée. Cela ne va pas sans effort, cela va avec et non contre l’institution monétaire, qui n’est forte que des statuts qu’on lui confère.

 
[1] Cour européenne de justice
[2] OMT : Opérations Monétaires sur Titres

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