Le vice est-il démodé?

Timothée Au Duong, Edmond de Rothschild

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Depuis 2017, les valeurs du «Vice Fund» ont sous-performé le MSCI World de 17%, ce qui suggère un point d’inflexion au profit d’un investissement ESG.

©Keystone

N’est-t-il pas surprenant que le sujet des «Sin Stocks» puisse autant diviser les investisseurs? Ces valeurs du vice se sont pourtant érigées durant de nombreuses décennies en des industries aussi profitables qu’attractives en termes de rendements. De 2002 à 2017, le Vitium Global Fund (également appelé «Vice Fund»), a affiché une performance annuelle moyenne de 13% par an, contre 11% pour le MSCI World. Un parcours honorable qui glorifie des compagnies de casinos comme Las Vegas Sands, des groupes brassicoles comme AB-InBev ou encore des fabricants de missiles comme Raytheon. Dès lors, pourquoi faudrait-t-il se tenir à l’écart de ce type de société et ne rechercher que des titres à l’éthique irréprochable? La réponse est simple: l’évolution. Notre société adopte progressivement une vision du monde plus responsable qui laisse de moins en moins de place aux activités controversées. Inéluctablement, les gagnants de la veille prennent les airs des perdants de demain.

Un modèle d’affaires profitable

Toutes les cultures n’appréhendent pas le vice de la même manière. Les États-Unis par exemple, tendent à considérer l’armement comme patriotique plutôt que non-éthique, l’Allemagne a milité contre l’énergie nucléaire qui n’émet pourtant pas de gaz à effet de serre et le Canada a préféré légaliser l’industrie du cannabis plutôt que de la laisser sous le contrôle du marché noir. Cela étant, il est d’usage de considérer que les «Sin Stocks» se regroupent autour des secteurs de l’addiction (tabac, alcool et jeux d’argent), des fabricants d’armes et éventuellement des entreprises «égoïstes» qui recherchent le profit quel qu’en soit le coût moral ou environnemental.

Les valeurs de l’addiction sont construites autour de marques établies
qui possède une forte renommée auprès des consommateurs.

Le modèle d’affaire de la grande majorité de ces titres est par nature profitable, d’autant que ces derniers ne comptent qu’un nombre limité d’acteurs. Au sein de chaque secteur, il s’agit de situations de concurrence monopolistique, parfois oligopolistiques, qui permettent aux entreprises de maintenir des marges élevées en raison de la faible élasticité des prix. A l’instar de Diageo, qui tire profit des 13 millions1 de pintes vendues par sa marque «Guinness» lors de la fête de la Saint Patrick, les valeurs de l’addiction sont construites autour de marques établies qui possède une forte renommée auprès des consommateurs. C’est donc grâce à un pricing power élevé que des industries comme celles du tabac et des spiritueux parviennent à compter parmi les plus profitables de toutes, avec des marges opérationnelles de respectivement 33% et 29%2. En ce qui concerne le domaine de l’armement, son importance s’avère bien souvent stratégique : que ce soit pour maintenir une suprématie militaire ou pour assurer une sécurité territoriale, les états n’ont généralement pas d’autre alternative que d’investir massivement dans leurs systèmes de défense. Finalement, il semblerait que la bonne performance passée des «Sin Stocks» ne soit aucunement due à leur aspect immoral mais plutôt à des revenus prévisibles ainsi qu’à un modèle d’affaires jusqu’à présent profitable.

La prise de conscience

Un des phénomènes les plus marquants de notre siècle est sans aucun doute la prise de conscience que la survie de l’Homme est tributaire de son comportement et que celle-ci peut rapidement être compromise par ses vices. Sur le plan de la consommation, nous sommes bien loin des années 50 durant lesquelles le simple fait de fumer était considéré comme sans conséquences sur la santé. La part de fumeurs aux États-Unis est passée de 42% en 1965 à 14% en 20173, engendrant la mort à petit feu de l’industrie du tabac. Aussi profitables soient-t-ils, les secteurs controversés sont aujourd’hui sous le joug de l’action conjointe des règlementations et des gouvernements, dont le combat se mène également sur les fronts des jeux de hasards, de la «Junk Food» et de certains types d’alcools.

La part des actifs sous gestion des fonds ISR a atteint plus
de 31 billions de dollars à fin 2018, soit 34% de plus qu’en 2016.

Sur le plan environnemental, les mouvements sociaux et résultats électoraux attestent que les populations sont conscientes que la survie de notre planète ne pourra dépendre que d’un engagement collectif sur la durée. Les initiatives vertes se font de plus en plus conséquentes, comme l’illustre la récente décision de la Banque Européenne d’Investissement de ne plus financer les énergies fossiles à compter de 2022.

Cette prise de conscience se décline sur le comportement des investisseurs. Ainsi, selon l’Alliance Mondiale pour l'Investissement Durable (GSIA), la part des actifs sous gestion des fonds ISR a atteint plus de 31 billions de dollars à la fin de l’année 2018, soit 34% de plus qu’en 2016. Ceci contraste avec le Vice Fund, qui a perdu sur cette même période près de 40% de ses encours.

Le vice a un coût

Aujourd’hui, s’interroger sur le niveau de risque pris en investissant sur une société revient dans un premier temps à se questionner sur son engagement durable et environnemental. Le groupe énergétique allemand RWE, dont la production se fait à 60% au charbon, affiche par exemple une volatilité 1,5 fois supérieure à celle de son concurrent italien Enel qui se distingue par son positionnement sur la thématique du «zéro carbone». La prime de risque «environnemental» n’aura jamais été aussi palpable.

Dans un second temps, il s’agit d’évaluer les potentiels risques de réputation … car les incidents sont fatals. A titre d’exemples, nous pourrions citer le groupe pharmaceutique Bayer et le constructeur automobile Volkswagen, le premier ayant perdu près de 40% de sa capitalisation boursière l’année de son acquisition du controversé fabricant de pesticides Monsanto, et le second a expérimenté une chute de presque même ampleur le jour de l’éclatement du «dieselgate». Si une réputation peut prendre des décennies pour se construire, elle ne demande que quelques minutes pour se détruire.

La nouvelle perception du risque se répercute sur les valorisations.

Au final, on observe que cette nouvelle perception du risque se répercute sur les valorisations: les sociétés considérées comme intègres et engagées dans le développement durable sont fortement valorisées tandis les titres aux activités perçues comme immorales sont affectés d’une décote. Compte tenu de la forte croissance de la gestion ISR, il semble inévitable que les investisseurs exigeront pour ces dernières une prime de risque de plus en plus importante.

L’avènement d’une gestion plus éthique

Depuis 2017, les valeurs du Vice Fund ont sous-performé l’indice MSCI World de 17%: une situation inédite qui ne va pas sans suggérer de point d’inflexion. Avec l’essor de l’investissement durable, caractérisé par des encours en constante augmentation, l’avenir semble incertain pour les valeurs du vice. Celles-ci tentent en vain de se réinventer, à l’instar de Philip Morris qui persévère dans le développement de la cigarette électronique, supposée moins nocive. Les «Sin Stocks» risquent de se voir délaissés par les investisseurs, et cela dans un contexte de taux bas qui pénaliserait fortement leur inhérente caractéristique «Value».

Chez Edmond de Rothschild, nous sommes convaincus que la gestion de portefeuilles de demain ne pourra se faire que de manière durable. Car s’il s’agit aujourd’hui d’un critère de différenciation, il ne fait aucun doute que l’approche responsable, éthique et soucieuse de l’environnement s’établira pour les investisseurs comme la norme du XXIe siècle. 

1 Source: WalletHub
2 Source: Bloomberg, MSCI 
3 Source: Center for Disease Control and Prevention
 

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