Laitues et premiers ministres (au lieu de choux et de rois)

Chris Iggo, AXA IM

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L’augmentation des emprunts d’État suscite une inquiétude tenace chez les investisseurs obligataires et assombrit les perspectives à moyen terme.

Les électeurs veulent que plus d’argent soit consacré aux services de santé publique et à l’éducation, tandis que les employés du secteur public veulent des salaires plus élevés. À juste un peu plus d’un an des élections générales, c’est ainsi que se présente la scène politique britannique. L’augmentation des emprunts d’État suscite une inquiétude tenace chez les investisseurs obligataires et assombrit les perspectives à moyen terme. L’inflation et l’austérité sont potentiellement des moyens de lutter contre l’augmentation des niveaux d’endettement, mais ni l’une ni l’autre ne sont en soi souhaitables. Des solutions politiques plus intelligentes sont requises pour faire face à l’augmentation de la dette dans les pays occidentaux, confrontés à un défi démographique. À court terme, cependant, les taux d’intérêt resteront au centre de l’attention. Conditionner l’acquisition d’obligations ne se fait pas sans heurts, et c’est dans la perspective que les banques centrales mettront sans doute fin au resserrement de leur politique monétaire que réside l’espoir. Mais il faut se demander jusqu’à quel niveau les rendements obligataires à long terme peuvent baisser, et quelle sera la volatilité des coûts d’emprunt dans les années à venir. Les obligations sont des actifs importants, mais compte tenu des enseignements tirés de ces dix dernières années, la façon dont nous les considérons est en train de changer.

Talk TV

Cette semaine, j’ai eu le plaisir de participer à une table ronde pour un service de streaming financier. L’émission était animée par le journaliste britannique Robert Peston qui y avait invité deux collègues d’autres sociétés de gestion d’actifs. La discussion a porté sur un large éventail de sujets: les perspectives concernant les banques centrales, la possibilité d’un atterrissage brutal ou en douceur, la question de savoir si les obligations représentent une bonne valeur, ainsi que les perspectives d’une reprise chinoise suffisante pour avoir un impact positif notable sur la croissance du PIB mondial dans un avenir proche. Deux autres domaines m’ont semblé particulièrement intéressants, et pour lesquels Peston s’est montré très enthousiaste: l’intelligence artificielle (IA) et son impact probable sur les titres boursiers, ainsi que les perspectives économiques et politiques du Royaume-Uni.

Un an après

Nous approchons du premier anniversaire de la tentative ratée de l’ancien Premier ministre britannique Liz Truss et de son chancelier Kwasi Kwarteng de modifier l’orientation de la politique budgétaire au Royaume-Uni. Dans un budget d’urgence, le chancelier de l’époque avait annoncé un ensemble de mesures, incluant notamment des projets visant à abolir le taux de 45% de de la tranche supérieure de l’impôt sur le revenu, à baisser le taux de base de 20% à 19%, à annuler une augmentation prévue de l’impôt sur les sociétés et à supprimer le plafonnement des primes de mérite pour les banquiers. Tout cela était présenté comme un «plan de croissance». Les marchés n’ont pas apprécié. Le rendement des obligations d’État britanniques de référence à 10 ans (gilts), qui se situait à 3,5% le matin de l’annonce du mini-budget, grimpa à 4,5% quelques jours plus tard. La Banque d’Angleterre dut alors intervenir sur les marchés, et le secteur des fonds de pension définis du Royaume-Uni faillit s’effondrer, car la forte augmentation des rendements des obligations d’État avait entraîné des appels de garantie pour les fonds de pension qui avaient utilisé des stratégies d’investissement basées sur les produits dérivés et axées sur le passif (LDI). Le 14 octobre, M. Truss licenciait M. Kwarteng, alors qu’elle-même allait se maintenir encore à peine un mois après l’annonce du budget. Un tabloïd britannique a comparé la longueur de son mandat à la durée de conservation d’une laitue.

Des histoires à raconter aux petits-enfants

Pour ce qui est des événements du marché, la débâcle est comparable à des épisodes tels que la sortie de la livre sterling du mécanisme européen du taux de change, en 1992. Cela n’a beau avoir été aussi grave que l’effondrement de Northern Rock et d’autres établissements bancaires en 2007-2008, mais l’épisode a néanmoins menacé l’avenir des revenus de millions de retraités et la stabilité même de la situation budgétaire du gouvernement britannique. Un an plus tard, les rendements des obligations à 10 ans s’élèvent à 4,3% et les perspectives fiscales du Royaume-Uni ne sont guère brillantes. Le récent rapport de l’Office for Budget Responsibility (OBR), traitant des risques budgétaires et de la pérennité, a en effet mis en évidence certains défis structurels importants dans les perspectives budgétaires du Royaume-Uni, tels que le coût futur des pensions de retraite, compte tenu du vieillissement de la société et des promesses du «triple lock», le coût du respect des engagements «zéro net», ainsi que la pression exercée sur le gouvernement pour qu’il augmente les dépenses de défense afin de pouvoir faire face aux risques géopolitiques accrus. En outre, il y a le coût fiscal de l’inactivité, en hausse, d’une partie de la population, pour raisons de santé, ainsi que le coût fiscal de l’assouplissement quantitatif, maintenant que les taux d’intérêt à court terme ont dépassé les rendements des obligations d’État achetées par la Banque d’Angleterre au cours des dernières années.

Une conclusion claire s’impose

Il faut une réforme structurelle de la politique budgétaire afin d’éviter une crise de viabilité qui pourrait se traduire par des rendements réels plus élevés et une monnaie plus faible. Avec des taux d’intérêt bien plus élevés qu’au cours de la dernière décennie, le simple coût du service de la dette constituera une charge énorme pour les contribuables. Voilà qui rend les décisions politiques encore plus difficiles. Il en résultera sans doute une prime de risque majorée pour les investisseurs en obligations d’État.

Le talon d’Achille du marché obligataire?

De plus en plus de commentateurs soulignent la vulnérabilité des marchés obligataires face à l’augmentation des déficits et du niveau d’endettement des gouvernements. Le récent abaissement de la note souveraine des États-Unis par l’agence Fitch a contribué à l’effondrement du marché des titres du Trésor au cours de l’été. À un moment où les gouvernements empruntent à outrance, la réduction des bilans des banques centrales a modifié la dynamique relative de l’offre et de la demande sur les marchés obligataires, ce qui à terme pourrait conduire à des rendements réels plus élevés et à des courbes de rendement plus raides.

Au Royaume-Uni en particulier, l’état des services publics tels que l’éducation et le système sanitaire suscite un profond mécontentement. Le nombre de jours de travail perdus à cause des actions syndicales reflète largement celui des voix qui demandent des investissements accrus (augmentations de salaires) dans le secteur public et les industries connexes telles que les chemins de fer, des secteurs fortement sous le contrôle du gouvernement, même s’ils sont exploités par des entreprises privées. Face à ce genre de problèmes, les responsables politiques réagissent habituellement en y injectant davantage d’argent - il ne se passe pas un jour sans qu’un ministre du gouvernement ne promette des dépenses supplémentaires pour les services de santé nationaux (NHS) ou pour les établissements scolaires. Les chiffres du marché de l’emploi britannique publiés cette semaine montrent que dans le secteur public, les salaires ont augmenté de 12,2% du début de l’année au mois de juillet. L’augmentation des salaires est autant un problème sur le plan budgétaire qu’en termes d’inflation pour le Royaume-Uni. À un peu plus d’un an des élections générales prévues, la manière dont le Royaume-Uni répondra aux attentes des électeurs quant aux services publics constituera un enjeu politique majeur.

Ratios en hausse

La viabilité de la dette devrait faire partie du débat. Selon les prévisions actuelles de l’OBR, la dette nette par rapport au PIB devrait atteindre plus de 120% d’ici le milieu du siècle. Dans les projections à long terme, l’augmentation des dépenses de santé est le principal facteur d’accroissement des dépenses budgétaires et des déficits du secteur public. Il y a des choix politiques difficiles à faire pour assurer le maintien des services de santé au Royaume-Uni. Il s’agit d’un sujet extrêmement sensible, surtout dans un contexte d’allongement des listes d’attente et d’inactivité prolongée liée, entre autres, au COVID-19 (en recrudescence).

Mais pour l’heure, les obligations d’État gardent un certain attrait - D’un point de vue stratégique, je suis plutôt optimiste pour les obligations d’État. Les taux sont élevés et même si la Banque d’Angleterre (BoE) compte encore porter le taux d’escompte à 5,5%, elle ne devrait pas aller bien plus loin que ça. L’inflation recule et certains signes indiquent que le marché du logement commence à ressentir les effets de la hausse des taux hypothécaires. Les prix des gilts sont bas - le gilt 2061 à 0,5%, le favori parmi les comptes personnels de la City, se négocie encore en dessous de 30 pence. Toutefois, le prix retour au pair des obligations d’État en cours d’émission ne doit pas être considéré comme une opération «relativement peu risquée». À la suite du relèvement des taux de 25 points de base (pb) effectué par la Banque centrale européenne, et dans l’idée générale qu’elle a désormais suffisamment entrepris pour lutter contre l’inflation, les obligations devraient bénéficier du pic des taux d’intérêt officiels (malgré la hausse des prix du pétrole et une certaine volatilité des données relatives à l’inflation globale). Le resserrement monétaire a été important, les rendements obligataires sont plus élevés qu’ils ne l’ont été depuis des années, et il est probable que la croissance et l’inflation seront plus faibles en 2024. Les rendements réels des investisseurs obligataires devraient être solides au cours de l’année prochaine.

Par ailleurs, d’après mon expérience, les inquiétudes portant sur la viabilité de la dette ont tendance à s’inscrire plutôt dans la durée. Il est difficile de négocier des obligations sur toile de fonds d’une augmentation pluriannuelle redoutée des ratios dette/PIB. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la situation du Japon. Avec sa propre monnaie, le Royaume-Uni dispose encore d’une certaine flexibilité monétaire et peut choisir une approche inflationniste pour remédier à un endettement extrême. C’est une option que n’ont pas des pays comme l’Italie, la Grèce ou les autres membres de la zone euro, ni les acteurs des accords fiscaux de l’Union européenne. Le Royaume-Uni n’est pas en bonne posture, mais celle-ci n’est pas comparable à la situation de la Grèce, du Portugal, de l’Espagne et de l’Italie en 2012!

Toutefois, les gilts suscitent des inquiétudes à plus long terme, au vu des perspectives politiques et budgétaires. La débâcle du régime des retraites de l’année dernière a structurellement réduit la demande de gilts, à long terme, ainsi que d’obligations indexées sur l’inflation. L’offre va s’accroître. Il est peu probable que les investisseurs internationaux augmentent leurs allocations au Royaume-Uni, compte tenu de l’incertitude politique qui règne à un peu plus d’un an d’élections qui devraient voir le pouvoir passer dans les mains d’un autre parti. Et peut-être que dans une première phase, la douleur sera encore plus vive si la BoE se sent appelée à effectuer encore plus d’un seul relèvement de taux, ce qui est prévu à l’heure actuelle.

Actions britanniques bon marché

La perte de valeur persistante des actions cotées au Royaume-Uni, par rapport au reste du monde, peut également traduire ces préoccupations politiques. Or, il existe d’excellentes entreprises basées au Royaume-Uni, et le flux continu de capital-risque et de capital-investissement vers le secteur des petites et moyennes entreprises en est le reflet. Mais j’ai le sentiment qu’au niveau mondial, les investisseurs en actions n’aiment pas particulièrement le Royaume-Uni. La décision prise par Arm Holdings d’entrer en bourse aux États-Unis ne contribue guère à faire bouger les choses sur ce plan. Les actions britanniques sont bon marché, elles versent des dividendes appréciables dans le secteur des grandes capitalisations, et il existe de réels domaines d’excellence dans les secteurs de la technologie et de la santé, mais il s’agit davantage d’un phénomène de dynamique du bas vers le haut que l’inverse.

L’IA à la rescousse?

L’Intelligence artificielle a-t-elle un rôle à jouer dans le défi fiscal à relever? La seule manière de répondre aux attentes sur la qualité des services publics, sans augmenter les impôts à des niveaux pénibles, consiste à améliorer la croissance (donc les recettes fiscales) et de rendre le secteur public plus efficace. Il n’existe guère bien plus d’institutions qui possèdent autant de données que le gouvernement. Par conséquent, l’IA pourrait être employée pour réduire la bureaucratie dans les organismes gouvernementaux, optimiser le processus d’attribution des marchés publics au sein du NHS, assurer un niveau d’éducation plus élevé et fournir un niveau minimum d’enseignement supérieur pour les étudiants défavorisés. Les grands modèles linguistiques et l’apprentissage automatique peuvent-ils contribuer à simplifier la complexité des budgets afin de réduire le gaspillage et d’obtenir de meilleurs résultats?

Un aspect encourageant

En général, les finances publiques se retrouvent dans la pagaille où elles sont actuellement parce que les gouvernements n’excellent guère dans la planification et la coordination entre les différents secteurs de leur action et parce que de nombreuses décisions fiscales sont motivées principalement par, comme le diraient nos cousins américains, la ‘politique de l’assiette au beurre’. En raison de ses répercussions potentielles sur l’emploi, ou des inquiétudes concernant les questions de sécurité, il est plus probable de voir les efforts se porter sur le contrôle de l’IA que sur la pleine exploitation de son potentiel en vue d’améliorer le niveau de vie de ceux qui dépendent le plus des services publics. Nous attendons encore la venue d’hommes politiques visionnaires.

Dans les pays développés, les budgets du secteur public sont de plus en plus sous pression suite à la pandémie et au choc énergétique. Actuellement, la croissance faiblit, ce qui exercera une pression supplémentaire sur les budgets, en particulier si le chômage augmente. Aux États-Unis, la croissance s’est notamment maintenue grâce aux impulsions budgétaires, même si celles-ci découlent indirectement des diverses subventions proposées par l’administration Biden. Cependant, la prédominance budgétaire pourrait résulter en des taux d’intérêt plus élevés durant une longue période, ou en une pression accrue sur les banques centrales pour qu’elles prennent en compte les dépenses fiscales. Nous n’avons peut-être pas encore fini de voir les banques centrales racheter des obligations d’État.

Les emprunts bon marché n’existent plus

Cela ne signifie pas pour autant que sur les obligations, il faille être baissier aujourd’hui. Cela signifie cependant qu’à moyen terme, nous ne pouvons pas exclure que les rendements obligataires dépassent de 100 à 200 points de base le niveau atteint en 2023. Ceci dit, à moins que l’inflation ne chute et ne se maintienne au niveau très faible connu auparavant, l’époque où le gouvernement britannique pouvait emprunter sur 30 ans, à un taux inférieur à 1,0%, devrait définitivement appartenir au passé.

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