La «méthode» Javier Milei peut-elle sauver l’Argentine?

Charles-Henry Monchau, Banque Syz

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Bien que la situation économique du pays se soit considérablement améliorée, il subsiste des risques importants qu’il convient de souligner.


Le paradoxe argentin

L’histoire économique de l’Argentine illustre l’un des exemples les plus spectaculaires de distorsion financière. Au cours des deux derniers siècles, le pays a connu une évolution instable, passant d’une prospérité extrême à la corruption, à une profonde récession, à une dette volatile et à une inflation à trois chiffres. La polarisation de la situation politique a été accentuée par le renforcement de la division entre les partisans de gauche et de droite, créant un pays où règnent l’insécurité, la turbulence et l’instabilité.

Résultats économiques passés

Après deux siècles de stagnation économique, l’Argentine est devenue indépendante de l’Espagne en 1816. Elle a développé son industrie d’exportation et son secteur agricole, attirant des investisseurs étrangers qui ont par la suite financé des chemins de fer et d’autres industries. Ceci a déclenché une forte croissance financière, faisant de l’Argentine l’un des pays les plus riches d’Amérique latine. Une politique d’immigration libérale, avec un marché du travail tendu et des salaires réels élevés, a fortement encouragé l’afflux de nouveaux arrivants d’Europe.

Après cette période prospère, l’Argentine est confrontée à la crise de Baring en 1890. Baring Brother & Co, jadis la plus grande banque d’affaires du monde, avait accordé des prêts à ce pays, qui nécessitait du capital pour ses plans de développement dans l’industrie ferroviaire. Cependant, l’Argentine s’affaiblissait, avec des exportations en baisse, une inflation en hausse et un niveau d’endettement insoutenable.

L’Argentine peinant à honorer sa dette, Baring Brother & Co en a souscrit une part, croyant l’instabilité temporaire. Le pays a ensuite fait défaut sur sa dette, laissant la banque avec un nombre considérable d’obligations sans valeur. Au bord de l’insolvabilité, elle a déclenché une récession, forçant le gouvernement à réduire les dépenses, augmenter les impôts et dévaluer le peso. Les investisseurs potentiels devenus réticents à leur accorder des prêts, entraîna des répercussions sur la reprise et le développement économiques du pays.

Après la Première Guerre mondiale, l’Argentine est entrée en récession, causé par l’interruption des échanges internationaux et la réduction du capital et de la main-d’œuvre. Cela est principalement dû au Royaume-Uni, son principal investisseur, qui était lourdement endetté auprès des États-Unis et incapable d’exporter autant qu’auparavant.

Les années 40 sont définies par la montée du péronisme, dirigé par Juan Perón. Son idéologie consiste à renforcer le rôle économique de l’Etat, à améliorer la justice sociale et les droits des travailleurs. Ces mesures ont redistribué les richesses et stimulé la croissance, mais ont également généré une inflation précoce. Avec le boom des exportations de l’après-guerre, l’Argentine s’est confrontée à des déficits croissants, augmentant sa planche à billets, accélérant l’inflation et dévaluant davantage le peso.

Après le renversement de Perón, l’instabilité politique a régné avec de fréquents changements gouvernementaux. En pleine insécurité économique, le peso a été dévalué moultes fois alors que l’Argentine tentait de corriger ses déséquilibres et d’améliorer sa compétitivité. Ceci a déclenché une inflation encore plus forte et le pays est entré dans une période de dépréciation du peso et d’augmentation des prix.

En 1976, la dictature militaire «Proceso de Reorganización Nacional» (processus de réorganisation nationale), a pris le pouvoir, encourageant les violations des droits de l’homme. Les sept années suivantes ont été marquées par la disparition de milliers de personnes, qu’il s’agisse de membres de l’opposition politique ou de toute personne en désaccord avec leurs méthodes. Ils ont établi une économie néolibérale et libéralisé le commerce, mais l’Argentine, en hyperinflation, atteignait 600% annuellement dû à la dette accumulée et de l’impression monétaire incontrôlée.

Le siècle suivant est caractérisé par le retour à la démocratie et l’introduction d’une nouvelle monnaie, l’austral. Cette tentative monétaire de stabiliser l’économie a échoué et l’hyperinflation a atteint 3'000 % annuellement.

Le plan de convertibilité, établi dans les années 90, se concentrait sur l’arrimage du peso argentin au dollar américain à un taux de change de 1:1. Cette politique a d’abord réduit l’inflation et augmenté les échanges cependant, lorsque le dollar s’appréciait, le peso devenait surévaluée. Pour maintenir la parité, l’Argentine a dépendu de prêts étrangers, accumulant une dette importante.

La crise économique de 2'000 a été déclenchée par l’incapacité de l’Argentine à maintenir le taux de change fixe. A nouveau, elle a fait défaut sur sa dette de 132 milliards de dollars et a transitionné à un système de taux de change flottant. En conséquence, le peso a été fortement dévalué, renforçant l’inflation.

Le président Macri, élu en 2015, a tenté de réduire ce déficit budgétaire. Cependant, le peso a continué sa dépréciation et l’Argentine s’est tournée vers le FMI pour un prêt de 57 milliards de dollars américains. L’inflation a cependant grimpé à 50%, et la monnaie a perdu la moitié de sa valeur.

Au cours des dix dernières années, l’Argentine a connu des hausses de prix fréquentes de plus de 10%, les taux d’inflation passant de 23,90% en 2014 à 94,80% en 2022. Selon le FMI et la Banque mondiale, le taux d’inflation moyen argentin entre 1980 et 2022 était de 206,2% annuellement. En 2023, cette statistique s’élevait à 211,4%.


Le mandat de Milei et son impact sur l’économie

Javier Milei s’est d’abord fait remarquer en tant que présentateur de télévision flamboyant abordant de manière partiale des sujets économiques et politiques. Son franc-parler théâtral à l’égard de la classe dirigeante argentine a attiré l’attention et il a rapidement été invité à des émissions de télévision populaires pour faire part de son opinion et de son scepticisme à l’égard du gouvernement. Son entrée dans le monde politique avec le mouvement «Libertad Avanza» (Avancée de la Liberté) et sa candidature à la présidence ont été fortement encouragées par ses partisans.

Juste avant le début des élections, l’économie argentine s’est fortement détériorée. L’inflation a atteint le plafond de 140% en glissement annuel, la valeur de la monnaie nationale est passée de 300 pesos pour un dollar américain en juillet 2022 à 950 pesos et les niveaux de pauvreté touchaient plus de 40% de la population. Lors de sa campagne, Milei a promis de lutter contre l’inflation en remplaçant le peso par le dollar américain ainsi qu’en s’éloignant de la banque centrale. Il a également promis d’éradiquer de nombreux ministères, tels que ceux de l’éducation, de la santé et des travaux publics, dans le but de réduire les dépenses et la taille du gouvernement. Il a ouvertement partagé certaines positions controversées, déclarant qu’il nie l’idée d’une responsabilité humaine dans le changement climatique et qu’il veut abolir l’avortement. Une autre promesse de la campagne de Milei était sa garantie de réduire les coûts pour les employeurs et de ne jamais augmenter les impôts. Afin de stabiliser l’économie, il souhaite développer les exportations agricoles argentines de céréales, de soja, de vin et de viande.

Le mandat de Milei a eu un impact positif sur l’inflation. En effet, elle est passée de 25,47% m/m au début de sa présidence à 13% m/m en février 2024 et à 4,58% m/m en juin. Cela peut être attribué à ses mesures d’austérité ainsi qu’au resserrement de sa politique monétaire. Les réductions des dépenses publiques et de la planche à billets ont commencé à stabiliser le niveau des prix et ont contribué à la réduction du déficit budgétaire. Cependant, les prix ont encore augmenté de 280% au cours des douze derniers mois et, depuis l’entrée en fonction de Milei, le pourcentage de la population argentine vivant sous le seuil de pauvreté a atteint 60%. Il s’agit là d’une répercussion sociale de ses mesures financières qui, bien qu’elles parviennent à contrôler l’inflation, entraînent des coupes dans les services fondamentaux, tels que les soins de santé ou l’éducation, qui, à leur tour, ont un impact direct sur le bas de l’échelle socio-économique.

Le rétablissement de la Ley de Bases (loi sur les bases), qui a été adoptée par le Congrès le 28 juin 2024, était un élément crucial du plan de Milei visant à reconstruire le système économique argentin. Ce projet de réforme phare modifié vise à faire évoluer la position du pays vers une perspective pro-entreprise et à améliorer sa réceptivité et son ouverture aux investisseurs. Il confère des pouvoirs étendus à l’exécutif pendant un an et implique une volonté législative de soutenir des initiatives telles que la privatisation des services publics, des propositions fiscales et un régime de promotion des investissements, ciblant des projets d’une valeur de 200 à 900 millions de dollars américains, en particulier dans le secteur de l’énergie. Ce dernier vise à stimuler les flux d’investissement des investisseurs nationaux et étrangers tout en réduisant l’intervention de l’Etat.

Les mesures du projet de loi visent à équilibrer le budget national. Après des années de déficit budgétaire élevé, Milei a réussi à dégager un excédent budgétaire et financier primaire pour le sixième mois consécutif depuis janvier 2024. En juin, un excédent budgétaire primaire de 535,71 millions de dollars a été atteint, ainsi qu’un excédent financier de 261,1 millions de dollars.

Milei a récemment annoncé un changement de politique dans la deuxième étape de son plan économique pour le pays. Il souhaite alléger les restrictions sur les achats de dollars américains, réduire la masse monétaire en demandant à la banque centrale de diminuer l’émission de pesos et donc de payer les intérêts sur les dettes et de stabiliser la monnaie nationale afin de stimuler la croissance. Comme il l’a déclaré dans une interview, «(...) cela signifiera une reprise de l’activité, une amélioration de l’emploi, une amélioration des salaires, des pensions, des taux d’intérêt plus bas et le retour du crédit».  L’assouplissement des limitations sur les acquisitions de dollars permettrait à l’Argentine d’attirer enfin les investissements et les crédits étrangers, ce qui serait extrêmement bénéfique pour le pays qui ne peut accéder aux marchés internationaux du crédit en raison du risque élevé qu’il représente et surtout parce que le remboursement de sa dette est imminent...

Bien que la situation économique de l’Argentine se soit considérablement améliorée, il subsiste des risques importants qu’il convient de souligner. La plus grande menace pour le pays reste l’hyperinflation. Le ministre argentin de l’économie, Luis Caputo, a dévalué de 50% le peso argentin, qui était à l’origine surévalué, et l’a rattaché au dollar américain en le dévaluant de 2% par mois. Cela a augmenté la probabilité d’inflation puisqu’une monnaie dévaluée augmente les prix des importations. En outre, la dépendance extrême à l’égard d’éventuels fonds étrangers pourrait déclencher une crise de liquidités. Celle-ci ôterait tout espoir d’amélioration de l’avenir fiscal, monétaire et social de l’Argentine.

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