Etats-Unis: après le gel de l’économie, la surchauffe?

Bastien Drut, CPR AM

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Nous revenons ici sur les termes du débat et sur les variables à suivre en ce qui concerne le marché du travail américain.

Le projet de soutien budgétaire de 1900 milliards de dollars (soit environ 9% du PIB) que veut rapidement faire passer l’administration Biden fait couler beaucoup d’encre chez les économistes, car il aurait le potentiel de générer une surchauffe de l’économie. Nous revenons ici sur les termes du débat et sur les variables à suivre en ce qui concerne le marché du travail américain.

Surchauffe: la question clé du potentiel et des effets multiplicateurs

Le monde des économistes est en effervescence depuis un édito de Larry Summers, ancien secrétaire du Trésor de Bill Clinton, dans le Washington Post le 4 février. Dans celui-ci, il indique que le plan de soutien budgétaire de 1900 milliards de dollars que l’administration Biden veut faire passer dès le mois de mars via une procédure de réconciliation budgétaire (pour laquelle une majorité simple est requise au Sénat) pourrait entraîner une «surchauffe» de l’économie américaine sur la 2ème partie de l’année 2021. Les détails du plan sont actuellement en cours d’élaboration au sein des comités de la Chambre des représentants et du Sénat.

La crainte de Summers, même s’il loue le caractère progressiste du plan Biden, est que ce dernier serait surdimensionné.

Selon les toutes dernières projections du CBO, le PIB réel des Etats-Unis serait inférieur de 250 milliards de dollars à son potentiel en fin d’année 2021 en l’absence de plan Biden. Pour Summers, le plan de soutien budgétaire de 1900 milliards de dollars emmènerait donc l’activité économique bien au-delà de son potentiel, ce qui créerait deux risques:

  • «Il est possible que le stimulus macroéconomique, dont l’ampleur rappelle davantage la 2ème guerre mondiale qu’une récession classique, génère des pressions inflationnistes non observées depuis une génération»,
  • Cela pourrait obérer la capacité de l’administration Biden à engager des investissements publics significatifs par la suite (par exemple des investissements verts).

L’ancien chef économiste du FMI Olivier Blanchard a très vite fait savoir qu’il partageait les craintes de Summers, en ajoutant que l’activité en 2021 serait également stimulée par la sur-épargne massive constituée par les Américains en 2020 (1600 milliards de dollars épargnés en plus par les ménages par rapport à 2019). Pour Blanchard, en considérant un effet multiplicateur de 1 pour le plan Biden et en faisant l’hypothèse que la moitié de la sur-épargne 2020 soit dépensée en 2021, le PIB pourrait être supérieur de 14% à son potentiel. Pour situer l’ampleur de la chose, il suffit de considérer que l’output gap, c’està-dire la déviation du PIB par rapport à son potentiel, a été au plus de 6% depuis 1950... Pour Blanchard, «cela emmènerait le chômage très près de zéro. Il ne s’agirait pas d’une surchauffe mais d’un début d’incendie».

Summers et Blanchard militent donc pour un plan de soutien plus limité mais ils reconnaissent tous les deux qu’il existe une incertitude considérable, à la fois sur l’estimation du PIB potentiel et sur l’effet qu’aura le plan de soutien sur l’économie. Il se pourrait en effet que le PIB potentiel soit plus élevé que ce qui est généralement estimé aujourd’hui mais aussi qu’une part significative du plan Biden, par exemple les versements directs aux ménages ou le supplément d’allocation chômage, soit épargnée. Après tout, une enquête du Census Bureau indique que les chèques de 600 $ versés directement aux ménages en janvier 2021 (dans le cadre du plan de 900 milliards de dollars adopté en décembre) auraient été «surtout dépensés» dans 26% des cas, «surtout épargnés» dans 24% des cas (part d’autre plus forte que les ménages sont aisés) et «surtout utilisés pour rembourser des dettes» dans 50% des cas. En faisant l’hypothèse d’effets multiplicateurs bien plus faibles que ce qu’évoque Blanchard et davantage en ligne avec ce qui a été observé historiquement, Wendy Elderberg et Louise Sheiner, deux économistes de la Brookings Institution, estiment que l’output gap pourrait atteindre au plus 2,4%, ce qui constituerait tout de même le plus haut niveau depuis un demi-siècle. Cela dit, leurs simulations ne prennent pas en considération une éventuelle mobilisation de la sur-épargne constituée en 2020.

Paul Krugman est sur une ligne différente que Summers et Blanchard. Il défend la taille importante du plan Biden car pour lui, il est nécessaire d’engager toutes les dépenses nécessaires pour gagner la «guerre» contre le virus, quitte à prendre le risque d’une accélération de l’inflation. Krugman ne nie pas le fait que le plan Biden pourrait mener à une surchauffe significative de l’économie américaine (c’est-à-dire une activité si forte que le chômage baisserait très fortement) mais il relativise le risque d’accélération d’inflation en bonne part car la courbe de Phillips, qui lie taux d’inflation et taux de chômage, est devenue très plate ces dernières décennies.

En réalité, les sujets du PIB potentiel et de l’effet multiplicateur des dépenses publiques, et même celui de la courbe de Phillips, font partie de ceux sur lesquels les économistes se montrent généralement très humbles. Rappelons par exemple que Blanchard lui-même écrivait en 2013 que le FMI, dont il était le chef économiste, avait sous-estimé les effets multiplicateurs lorsque l’institution avait recommandé des plans de consolidation budgétaire lors de la crise de la zone euro.

In fine, malgré toutes les incertitudes sur la réaction de l’économie au plan Biden, l’ampleur de ce dernier fait qu’on ne peut écarter le risque d’une accélération de l’inflation sur la 2ème partie de 2021. Summers dit d’ailleurs très justement: «les mesures de stimulation de cette magnitude constituent un pas vers l’inconnu.» Jason Furman, économiste proche de Biden, dit à peu près la même chose: «S’il n’y a pas de risque de surchauffe, c’est que nous en faisons trop peu».

Dans quelle situation se trouve le marché du travail?

De façon étonnante, les débats actuels sur la possible surchauffe à venir de l’économie américaine ne font pas mention de l’état actuel du marché du travail. Pourtant, une éventuelle accélération de l’inflation proviendrait d’une amélioration telle du marché du travail que les entreprises cherchant à recruter (pour faire face à un surplus de demande) proposeraient des salaires plus élevés et le répercuteraient sur les prix. Pour cette raison, il est utile de savoir dans quelle situation se trouve le marché du travail.

Aux Etats-Unis, la mise à l’arrêt de l’économie en mars/avril (dans la majorité des Etats, le confinement n’a été mis en place que durant le mois d’avril) a détruit 23,4 millions d’emplois. Mais dès le mois de mai et la levée des restrictions sanitaires, une bonne partie des personnes qui avaient été placées en licenciement temporaire (‘furloughed’) a pu reprendre son activité. En janvier 2021, 55% des emplois perdus en mars/avril avaient été retrouvés et 9,9 millions étaient encore manquants par rapport à février 2020. La décomposition des emplois manquants montre que ces derniers sont concentrés dans les secteurs les plus affectés par la crise:

  • Un quart des emplois manquants provient des bars et des restaurants (2,4 millions d’emplois en moins par rapport à février, soit 20% des emplois du secteur),
  • 1,3 million provient d’emplois gouvernementaux,
  • 0,8 million provient du secteur des arts, loisirs et divertissement (soit environ un tiers des emplois du secteur),
  • 0,7 million provient de l’hôtellerie (soit environ un tiers des emplois du secteur),
  • 0,4 million provient des services à l’éducation (soit 11% des emplois du secteur).

 

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