Dans ma jeunesse, j’ai eu un accident de voiture plutôt violent. Je suis sorti indemne d’une 2CV Citroën complètement cabossée, mais submergé par les événements, j’ai subi un choc. Et je me suis évanoui. Je n’oublierai jamais cette sensation de perdre l’équilibre et de m’affaisser. Ce n’est pas pour rien que l’on parle d’équilibre. On veut dire par là que quelque chose est d’aplomb et en sciences économiques tout particulièrement l’équilibre a une importance incroyable, beaucoup trop importante à mes yeux. Tout est en effet question d’équilibre. Les ménages privés ou les entreprises recherchent un équilibre permettant de satisfaire au mieux leurs besoins, en conformité avec les restrictions budgétaires. Au plan macroéconomique, on parle de prix d’équilibre ou de quantité d’équilibre, de taux d’intérêt équilibré et durant les études on nous enquiquinait à calculer les équilibres d’une économie nationale. Il existe encore bien d’autres équilibres dans l’économie, de Walras à Nash et tous les autres.

C’est en revanche un fait qu’il n’y a jamais d’équilibre en pratique et encore moins en économie. Cette règle qui trouvait autrefois une certaine justification dans les manuels d’économie politique appartient aujourd’hui au passé. Il n’y a tout simplement pas d’état de la société ou de l’économie que l’on pourrait qualifier de stable. Une fois qu’on l’a compris, on réalise la raison de ces déséquilibres. Les marchés financiers sont LE foyer par excellence de cette instabilité. Ils ne sont jamais à l’équilibre, pas même un peu. Des informations y sont traitées en permanence, les réévaluations y sont quotidiennes et le lendemain tout est totalement différent de la veille. Quant au marché omniscient, il ignore jour après jour où le voyage le mène. La sensation que nous avons que notre existence est de plus en plus éphémère s’explique aussi par la prédominance du système financier qui a connu ces trente dernières années une croissance beaucoup plus forte que l’économie réelle et qui propage en permanence de l’agitation que les médias montent en épingle. Cette agitation gagne aussi notre vie quotidienne, centuplée par la folie numérique. Pour beaucoup de gens, il est aujourd’hui plus important d’être présent partout, d’être informé de tout, de ne manquer aucune tendance et d’être toujours dans l’air du temps, que de trouver un équilibre qu’ils risquent de perdre avec ce penchant constant. Chacun cherche son équilibre, car tout le reste est trop incertain, trop instable sans doute.

Je n’ai jamais rencontré l’état d’équilibre parfait, que l’on m’avait enseigné à l’université. A quoi ressemblerait-il? Une croissance de combien de pour cent? Et à combien l’inflation ou les taux d’intérêt pourraient-ils s’élever? La complexité de l’évolution réelle de l’économie met à mal tous les modèles dont la simplification éhontée de la réalité est une blague qui, au mieux, intéresse encore quelques étudiants. Il m’est arrivé d’avoir l’impression que certains déséquilibres ou changements pouvaient être prédits, mais maintenant que ma vie active touche à sa fin, je dois reconnaître que l’économie est encore bien plus imprévisible qu’on aurait pu l’imaginer. Actuellement, nous traversons apparemment une phase de déséquilibres extrêmes. Post-(?)pandémie, difficultés d’approvisionnement, guerre en Ukraine, envolée de l’inflation et récession probable nous tiennent en haleine et aucun manuel n’explique ces scénarios. Il semble donc logique que la politique fasse ce qu’elle fait toujours: plus ou moins la même chose, mais jamais vraiment assez. Elle avait annoncé que l’inflation pourrait devenir incontrôlable, mais les autorités monétaires ont trop hésité et se retrouvent désormais face à une situation désastreuse. Ce déséquilibre était perceptible en amont et n’est pas arrivé du jour au lendemain. Il est facile d’en imputer la faute au seul pétrole et au gaz, mais cela ne tient pas, d’autant que les prix augmentent désormais sur un large front. Comme dans les manuels où l’équilibre se perd.