Cryptomonnaie: le casse du siècle

Nouriel Roubini, Université de New York

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Des cryptomonnaies sont émises et échangées, hors d’atteinte de l’activité officielle de contrôle financier.

Il existe une bonne raison pour que tous les pays civilisés dans le monde régulent strictement leur système financier. La crise globale de 2008, après tout, a largement été causée par le laisser-faire et la régression réglementaire. Escrocs, délinquants et filous font partie de la vie, et aucun système financier ne peut remplir sa fonction sans en protéger les investisseurs.

D’où les régulations, qui stipulent que les titres cotés doivent être enregistrés, que les prestations de services monétaires sont soumises à une autorisation, que la réglementation bancaire comporte un volet de lutte contre le blanchiment (anti-money laundering – AML) et une clause de vérification de l’identité de la clientèle (know your customer – KYC), afin de prévenir l’évasion fiscale et autres flux financiers illicites, et que les gérants de fonds doivent être au service des intérêts de leurs clients. Étant donné que ces lois et dispositions réglementaires protègent les investisseurs et la société, les coûts liés à leur mise en œuvre et à leur respect sont raisonnables et justifiés.

Certains des crypto-acteurs les plus importants
sont ouvertement impliqués dans une illégalité systématique.

Mais tel qu’il fonctionne aujourd’hui, le régime réglementaire ne contrôle pas toute l’activité financière. Des cryptomonnaies sont sans cesse émises et échangées, hors d’atteinte de l’activité officielle de contrôle financier, et l’économie des coûts de surveillance est avancée comme argument de leur efficacité. Résultat, un «cryptoland», devenu un vaste casino dérégulé, où se déchaîne librement la délinquance.

Il ne s’agit pas de simples conjectures. Certains des crypto-acteurs les plus importants sont ouvertement impliqués dans une illégalité systématique. Prenons l’exemple de BitMEX, une bourse non régulée de cryptodérivés, qui brasse mille milliards de dollars, domiciliée aux Seychelles, mais active dans le monde entier. Son PDG, Arthur Hayes, se vante publiquement d’un modèle économique qui consiste à revendre des cryptodérivés avec un levier de 100 pour un à des «joueurs invétérés» (en l’occurrence des petits porteurs ignorants).

Soyons clairs : avec un tel levier, même une variation de 1% du prix des actifs peut déclencher un appel de marge et anéantir tout ce qu’aura investi l’heureux «joueur». Pis, BitMEX réclame des honoraires exorbitants sur la vente et l’achat de ses instruments toxiques, puis il prend encore un morceau du gâteau en siphonnant les économies de ses clients pour approvisionner un «fonds de liquidation», probablement plusieurs fois supérieur à ce qui serait nécessaire pour faire face au risque de contrepartie. Aussi ne faut-il guère s’étonner que, selon les estimations d’un chercheur indépendant, les liquidations aient parfois représenté jusqu’à la moitié des recettes de BitMEX.

Des gens de la maison m’ont révélé que cette cryptobourse était quotidiennement utilisée pour du blanchiment d’argent à grande échelle, que ce soit par des terroristes ou par des fraudeurs de Russie, d’Iran et d’ailleurs. La plateforme ne fait rien pour y mettre un terme, puisque ses profits sont indexés sur les transactions qui s’y opèrent.

Cette absence de vérification approfondie constitue une violation
patente des lois et des réglementations sur les valeurs mobilières.

Comme si cela ne suffisait pas, BitMEX dispose aussi de sa propre table de négociation (à but lucratif, soi-disant pour assurer la tenue du marché), accusée de délits d’initié vis-à-vis de ses propres clients ! Hayes s’en est défendu, mais comme BitMEX est totalement déréglementé, il n’existe aucun audit indépendant de ses comptes, par conséquent aucun moyen de savoir ce qui se passe en coulisses.

Quoi qu’il en soit, nous savons que BitMEX contourne les dispositions réglementaires contre le blanchiment ainsi que celles qui concernent l’identité de la clientèle. Bien que la société prétende ne pas représenter les intérêts d’investisseurs américains ou britanniques, soumis à ces réglementations, sa méthode de «vérification» est pour le moins faillible, puisqu’elle repose sur le contrôle de l’adresse IP, qui peut être aisément maquillée avec une simple application de réseau virtuel privé. Cette absence de vérification approfondie constitue une violation patente des lois et des réglementations sur les valeurs mobilières. Hayes a pourtant défié quiconque de le poursuivre aux Seychelles, où la réglementation est inexistante, sachant bien qu’il opère dans une zone d’ombre juridique.

Au début de ce mois, lors d’un débat avec Hayes, j’ai dénoncé son entourloupe. Mais il avait sans que je le sache acheté aux organisateurs de la conférence les droits d’exclusivité sur l’enregistrement vidéo, dont il a refusé, pendant une semaine, la diffusion in extenso, lui préférant des extraits soigneusement choisis à son avantage. Je suppose que ce genre de pratique est monnaie courante chez les crypto-escrocs, mais il est paradoxal que quelqu’un prétendant faire de la «résistance» à la censure soit devenu, dès lors que sa combine était menacée, son incarnation même. Finalement, vilipendé par ses propres partisans, il a cédé et divulgué la vidéo.

Derrière tout cela est en train de naître une vaste combine criminelle,
à faire rougir de honte (ou d’envie) la Cosa Nostra.

Le jour même où nous débattions, l’Autorité de [bonne] conduite financière du Royaume-Uni (Financial Conduct Authority) proposait d’interdire purement et simplement aux petits porteurs les crypto-investissements à risque. Mais sauf réponse concertée des dirigeants politiques, les petits investisseurs attirés par les transactions cryptées continueront de se faire avoir. La manipulation des prix est endémique dans tous les échanges cryptés, en raison des mécanismes de gonflement-débarras (pump-and-dump) [qui voient certains acteurs acheter en grosse quantité pour faire monter les cours puis se défaire brusquement de leurs actifs], des achats purement spéculatifs (wash trading), des reventes ou des achats intempestifs de titres afin de manipuler les cours (spoofing), des délits d’initiés et de diverses formes d’opérations frauduleuses. Une étude affirme que jusqu’à 95% de l’ensemble des transactions réalisées en Bitcoin sont factices, ce qui laisse penser que la fraude n’est pas l’exception, mais bien la règle.  

Évidemment, il n’est guère surprenant qu’un marché non régulé devienne le terrain de jeu des artistes en arnaque, des délinquants et autres charlatans. Les échanges cryptés ont créé une industrie de plusieurs milliards de dollars, qui dépasse largement celle des titres proprement dits, puisqu’y prolifèrent propagandistes s’affirmant journalistes, opportunistes qui y vont de leurs livres de conseils financiers pour fourguer cette «monnaie de pacotille», sans compter les lobbyistes en quête de nouvelles exemptions réglementaires. Derrière tout cela est en train de naître une vaste combine criminelle, à faire rougir de honte (ou d’envie) la Cosa Nostra.

Il est temps que la force publique, aux États-Unis et ailleurs, intervienne. Jusqu’ici, les autorités de régulation se sont endormies à la tâche et le cryptocancer s’est métastasé. Selon une autre étude, 80% des «émissions de cryptomonnaie» étaient en 2017 de l’escroquerie. La moindre des choses serait que Hayes et tous ceux qui président aux destinées des mêmes combines dans des paradis fiscaux fassent l’objet d’une enquête, avant que de nouveaux petits porteurs soient par millions poussés à la ruine. Le secrétaire au Trésor Steven Mnuchin lui-même, pourtant peu suspect de sympathie envers la régulation financière, reconnaît qu’on ne peut permettre aux cryptomonnaies de «devenir l’équivalent de compte chiffrés», qui sont depuis longtemps l’apanage des terroristes, des gangsters et autres criminels.

 

Traduit de l’anglais par François Boisivon

Copyright: Project Syndicate, 2019.

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