COVID-19: l’immersion

Barry Eichengreen, Université de Berkeley

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Affirmer que le COVID-19 change tout – hormis les perspectives des marchés émergents – est devenu un cliché. Et pourtant ce consensus est trop optimiste.

©Keystone

Le variant Omicron, qui progresse tel un incendie de forêt, ajoute un nouvel élément d’incertitude à l’économie mondiale. Pourtant, lorsqu’on envisage les marchés émergents, le consensus demeure d’un avenir souriant. Le département de Global Research de la banque J.P. Morgan prévoit que leur PIB, collectivement, enregistrera cette année une croissance de 4,6%, plus rapide que ne le fut la tendance générale des années 2015-2019. L’agence de notation Standard and Poor’s est même plus haussière, puisqu’elle anticipe une croissance des économies émergentes de 4,8%. 

Ces chiffres, et c’est frappant, sont à peu près identiques aux prévisions pour 2022 publiées en 2019 – avant la pandémie – par le Fonds monétaire international. C’est devenu un cliché d’affirmer que le COVID-19 change tout – hormis les perspectives des marchés émergents. 

En réalité, de multiples raisons inclinent à penser que ce consensus est trop optimiste.

Tout d’abord, les économies émergentes sont aujourd’hui plus lourdement endettées. Les rapports de la dette publique au PIB augmentaient déjà avant l’apparition de la pandémie, mais ils ont désormais atteint des sommets préoccupants, à plus de 60% du PIB.

Si personne ne remet en question qu’il fut sage d’emprunter pour répondre à une urgence de santé publique et à la menace d’une crise économique, ces lourdes dettes posent des problèmes de gestion. Les maigres ressources budgétaires qui pourraient sinon être allouées aux soins de santé, à l’éducation et aux infrastructures vont être aspirées par le service de la dette. Et le poids de celle-ci ira croissant à mesure que la Réserve fédérale des Etats-Unis durcira sa politique monétaire et que se raréfieront les capitaux à l’échelle mondiale, c’est-à-dire qu’augmenteront les pressions à la hausse sur les taux d’intérêt.

La dette publique n’est en outre qu’une partie du problème. Depuis l’apparition de la pandémie, les dettes des ménages et des entreprises non financières ont augmenté presque aussi vite que celles des États. Lorsque ces débiteurs s’avéreront insolvables, il est probable que les pertes seront socialisées et pèseront sur les bilans des finances publiques.

Un autre facteur devrait inciter au scepticisme concernant le consensus sur les marchés émergents: les risques de la promiscuité au travail poussent à l’accélération de l’automation dans les économies avancées. Comme la nécessité d’une étroite coordination occulomotrice entravait encore, voici peu, ce type d’évolution, l’exportation des industries manufacturières à forte concentration de main-d’œuvre constitua longtemps la voie traditionnelle d’augmentation des revenus sur les marchés émergents et dans les pays en développement. Si ces industries ne demandent ni de lourds investissements ni une main-d’œuvre hautement qualifiée, elles ont le mérite de familiariser cette dernière avec la discipline de l’usine, de permettre la formation par l’apprentissage, d’acclimater les entreprises à la concurrence sur les marchés mondiaux et de rapporter des devises. 

Il est à craindre que ces produits manufacturés soient très bientôt fabriqués par des robots et des imprimantes 3D, dans les pays mêmes où ils sont vendus. Une telle perspective renforce les inquiétudes déjà formées quant à la «désindustrialisation prématurée» des marchés émergents. 

Concomitamment, les chaînes d’approvisionnement, dont l’importance pour les économies émergentes est cruciale, connaissent, du fait de la pandémie, des perturbations importantes, qui conduisent les entreprises à rechercher des facteurs de production plus proches. Les gouvernements des pays développés arguent quant à eux de leur sécurité économique pour justifier les incitations qu’ils mettent en place afin de rapatrier une partie de la production manufacturée. 

Pour les marchés émergents, les effets négatifs ne sont pas sans ressembler à ceux de l’accélération de l’automation. Nombre de pays à revenu faible ou intermédiaire commencent par des tâches d’assemblage simples avant de s’engager dans des opérations de fabrication plus complexes. Les occasions de ce type se raréfieront si les économies développées assemblent plus de biens chez elles. 

Le Mexique pourrait tirer profit des efforts consentis par les sociétés aux Etats-Unis pour contracter leurs chaînes d’approvisionnement. Les pays d’Europe de l’Est pourraient aussi bénéficier d’une dynamique analogue dans les pays de l’Union européenne. Mais l’Asie du Sud, l’Afrique et l’Amérique latine pourraient se trouver évincées. 

Et surtout, il faut compter avec les conséquences du COVID-19 sur la formation du capital humain. Si ses effets sont partout négatifs, ils le sont encore plus sur les marchés émergents, où la bande passante à grande vitesse, nécessaire pour dispenser un enseignement à distance correct, est une denrée rare. Le rythme plus lent des vaccinations va se traduire par la prolongation des fermetures de classes dans les établissements d’enseignement et par la multiplication des absences. Selon une estimation de la Banque mondiale, la proportion d’enfants de dix ans ne sachant ni lire ni comprendre un texte simple passera dans les pays en développement de 53% à 63% du simple fait de la pandémie. 

L’objection la plus convaincante à ces prévisions pessimistes résiderait dans le dopage d’après-crise de l’économie mondiale, qui profiterait aux marchés émergents. La croissance de la productivité dans les économies avancées, qui marquait un ralentissement depuis plusieurs décennies, fut soutenue durant la pandémie, notamment aux Etats-Unis. Les évolutions technologiques et structurelles induites par la pandémie pourraient désormais entretenir cette accélération. Une croissance plus rapide dans les pays développés créerait ainsi une demande supplémentaire pour les exportations des marchés en développement. 

A ce stade, cet argument ne relève que de l’hypothèse. La hausse récente de la productivité dans les économies avancées est entièrement imputable à des facteurs conjoncturels – pour les plus récents d’entre eux à l’utilisation plus intensive de leurs ressources par les entreprises au moment des rebonds qui ont suivi les dépressions enregistrées en 2020. À vrai dire, ces regains de la productivité ressemblent beaucoup à ceux des précédentes reprises liées aux cycles économiques – ce qui signifie qu’il n’est nullement certain que l’accélération se poursuive. 

Mais tout n’est pas pour autant lugubre. Au contraire de ce qui s’est passé lors des précédentes récessions, les banques centrales et les gouvernements des marchés émergents ont été capables de stabiliser la situation, ce qui témoigne de leur succès à bâtir leur crédibilité. Jusqu’à présent, les faillites bancaires et les accidents financiers qui ont ponctué dans l’histoire ce type d’épisode ont été rares. La production de vaccins et, conséquemment, les vaccinations s’accélèrent. Cela dit, les révisions à la baisse des prévisions de croissance sont probablement inéluctables. 

Traduit de l’anglais par François Boisivon

Copyright: Project Syndicate, 2022.
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