Carlos Ghosn ou la fin du Shogunat

Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Le généralissime a été renversé, tel le dernier des Tokugawa lors de la restauration Meiji.

Quelle que soit l’issue de cette affaire, il semble déjà acquis qu’elle marque la fin du règne de Carlos Ghosn à la tête de l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi. A quelques mois d’en célébrer le 20ème anniversaire, le généralissime se voit renversé, tel le dernier des Tokugawa lors de la restauration Meiji.

Son engagement total auprès de Nissan, qui fut la clé de son succès, est devenu aussi son talon d’Achille. Beaucoup  au Japon lui reprochent désormais son éloignement, son manque d’empathie – il ne s’est pas exprimé et surtout pas excusé – lors du scandale des tests d’émission qui a touché l’entreprise l’an passé. Au pays du Soleil Levant, cette épopée industrielle est tout un symbole. L’histoire du redressement de Nissan par Carlos Ghosn constitue un modèle dorénavant enseigné dans les plus grandes écoles de commerce.

Carlos Ghosn s’appuie sur une équipe resserrée,
qui lui ressemble et l’entoure étroitement.

Lorsque l’équipe de Renault débarque au Japon, c’est un coup de tonnerre. L’arrivée d’un «gaijin1» à la tête d’une grande entreprise japonaise fait la une des journaux. Le scepticisme – pour ne pas dire une franche hostilité – domine de toutes parts. La complémentarité des sociétés quant à leur présence géographique est largement ignorée face au défi d’une nécessaire transformation, consistant à réduire drastiquement les coûts de production, rationaliser les chaînes d’approvisionnement et de distribution, et surtout désendetter rapidement une entreprise qui perd de l’argent depuis presque une décennie. Mais comment appliquer une telle stratégie dans une culture de l’emploi à vie, de la promotion à l’ancienneté et marquée par la constitution de réseaux étroits,  multiples et indissolubles de relations fournisseurs (le fameux «keiretsu2»)?  Bref un système fondé sur des relations interpersonnelles d’obligations réciproques.

Carlos Ghosn s’appuie sur une équipe resserrée, qui lui ressemble et l’entoure étroitement. Lorsqu’il arrive, sa réputation de «cost-killer» le précède. Evidemment, son diagnostic est clairement établi et il a un plan. Mais il se garde bien de l’annoncer. La question est d’ordre culturel. Comment faire adopter un plan drastique de restructuration et plus encore entraîner le groupe dans cette refondation?

Sa stratégie repose sur une ligne de conduite simple : se mettre au service de Nissan et le faire savoir, respecter et même s’appuyer sur la culture japonaise pour fonder la transformation. Ainsi reprend-t-il à son compte le mode de décision consistant à consulter tous et chacun (Nemawashi3) – un processus souvent long – afin de permettre une adhésion collective dans l’exécution. Mais il sait aussi s’affranchir des pesanteurs internes : bousculant le système des hiérarchies, où l’ancienneté légitime la compétence,  et où la recherche du consensus finit par tuer l’initiative, il choisit d’établir des comités transverses, composés de managers intermédiaires, ayant pour mission d’identifier les problèmes et de générer des propositions de changement. Ainsi  impose-t-il la participation de cadres plus jeunes, de moins gradés, pour générer idées et propositions. Il pratique l’amalgame: les plus séniors sont aussi présents pour faire adopter les plans par tous. Le principe de rétribution au mérite, fondé sur des résultats mesurables, fut également introduit.

A toutes les étapes du projet, Carlos Ghosn insista
sur la nécessité d’impliquer tout le monde.

Cette stratégie s’accompagna d’une campagne de communication et de présence effective dans les sites de l’entreprise, au contact direct des employés et des partenaires sociaux, comme auprès des actionnaires et de la direction. A toutes les étapes du projet, Carlos Ghosn insista sur la nécessité d’impliquer tout le monde et surtout de s’assurer de l’exécution du plan adopté.

La communication fut cruciale, l’engagement total et la responsabilité du management clairement établie dès le départ. Car le redressement financier de l’entreprise était l’urgence absolue. Là encore, le plan était tout à la fois ambitieux et douloureux. Pour le faire adopter, Carlos Ghosn s’y est personnellement engagé en soumettant, dès le départ, son mandat à la réalisation de ses objectifs.

On le sait, les résultats furent au rendez-vous et même plus rapidement que prévu. On connaît la suite de l’histoire qui a hissé l’alliance au premier rang mondial des constructeurs. Carlos Ghosn au Japon est resté aussi emblématique qu’unique en son genre. Emblématique par l’ampleur de sa réussite industrielle. Unique à bien des égards, car il n’y a pas d’autre patron étranger à la tête de groupes japonais de taille comparable. Sa capacité à intégrer, et en même temps, à bouleverser les codes de la société japonaise, a été la clé de son succès.

Ce succès n’est peut-être pas sans rapport avec ses déboires actuels.

 

1 «Gaijin» terme un peu familier, voire méprisant qui signifie étranger en japonais.
2 «Keiretsu» sorte de conglomérat de plusieurs entreprises, non liées juridiquement.
3 «nemawashi» processus de discussions et consultations informelles au sein d’un groupe, afin de préparer et d’adopter une décision en commun qui rencontrera l’adhésion générale.

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